[article]
Titre : |
Dessine-moi la société |
Type de document : |
texte imprimé |
Auteurs : |
Achille Weinberg , Auteur |
Année de publication : |
2017 |
Article en page(s) : |
pp. 36-43 |
Note générale : |
Les classes sociales de Marx à Bourdieu
Demandez à dix sociologues leur définition des classes sociales et vous aurez dix réponses différentes. On peut tout de même dissocier celles qui mettent l’accent sur l’existence de groupes homogènes et en conflit (comme celles de Marx ou de Bourdieu) et celles qui n’ont qu’une visée typologique (comme les CSP).
Karl Marx (1818-1883)
« La lutte de classe est le moteur de l’histoire. » Sa conception des classes repose sur une vision du capitalisme fondée sur un conflit fondamental entre la bourgeoise détentrice du capital et les prolétaires exploités. Ce rapport d’exploitation doit conduire à la lutte entre capital et travail. En s’organisant, la classe ouvrière peut passer de « classe en soi » à « classe pour soi » (mobilisée autour d’un projet de société qui conduit à la révolution et l’avènement d’une société sans classes). Marx sait bien qu’il existe d’autres classes (la paysannerie, la petite bourgeoisie, le « lumpen prolétariat ») ; mais elles n’ont pas de rôle historique, autre que celui de se rallier à l’une des deux classes antagonistes.
Max Weber (1864-1920)
Il a proposé une analyse des classes sociales où s'entrecroisent plusieurs dimensions : le prestige (statut social), le pouvoir (partis politiques) et les classes proprement dites qui regroupent des « groupes d'individu qui ont (…) les mêmes chances d'accès aux biens et services ». À partir de là, il distingue trois types de classes : les classes de possession, les classes de production et les classes sociales proprement dites.
Ainsi, on peut considérer la stratification sociale de plusieurs points de vue, en faisant apparaître tantôt les inégalités de fortune, tantôt les inégalités de pouvoir ou les différentes chances d'accès aux ressources.
William Lloyd Warner (1898-1970)
Aux États-Unis, le sociologue a proposé une description de la société américaine à partir d’une enquête menée dans une petite ville américaine (Newburyport). Il divise la société en trois strates sociales – les classes supérieures, moyennes et populaires (upper, middle et lower classes) – qu’il divise chacune en deux. Ainsi la middle class est divisée en « upper middle » et « lower middle », catégories qui correspondent peu ou prou aux « cadres » et aux professions intermédiaires des CSP françaises. Il est courant d’opposer aussi la « working class » qui correspond aux classes populaires (ouvriers et employés), et la lower class qui est celle des déclassés, marginaux, exclus.
Ralf Darhendorf (1929-2009)
Dans Classes et conflits de classes dans les sociétés industrielles (1957), il élargit la notion de classes à celle de groupes d’intérêt. La structure sociale est envisagée sous l’angle d’une grande diversité de groupes et sous-groupes qui se regroupent ou se déparent selon les enjeux et les circonstances autour d’intérêts communs ou divergents. Ainsi, les ouvriers forment parfois un bloc homogène, parfois, ils se subdivisent en groupes d’intérêts distincts (les routiers, les cheminots…), parfois au contraire, ils peuvent s’unir à d’autres salariés (les employés, les fonctionnaires…) pour former une classe d’intérêt plus large.
Pierre Bourdieu (1930-2002)
emprunte à la fois à Marx (théorie de la domination) et à Weber. Sa vision des classes intègre à la fois la possession (ou non) d’un capital économique, (revenu et patrimoine), d’un capital social (réseau de relations) et d’un capital culturel (les valeurs partagées). La noblesse d’État (les intellectuels et la haute administration) est dotée d’un fort capital culturel, mais d’un faible capital économique, les patrons ont un fort capital économique, mais un faible capital culturel.
Achille Weinberg
La France périphérique sacrifiée ?
La France est coupée en deux, affirme Christophe Guilly. D’un côté, une « France des métropoles » : les zones urbaines où se concentrent les emplois, les cadres, les gens les plus riches et les plus cultivés. De l’autre, la « France périphérique » : celles des petites villes et des zones rurales où se concentrent les classes populaires (ouvriers et employés).
La France périphérique concentre les indices de fragilité : faibles salaires, taux de chômage élevé et emplois précaires. Bien qu’elle représente 60 % de la population, elle est la perdante de la mondialisation et la grande oubliée des politiques.
Voilà la thèse défendue par C. Guilly dans une série d’essais percutants : Fractures françaises (2010), La France périphérique (2015), Le Crépuscule de la France d’en haut (2014) (16).
Thèse ignorée de la gauche bien pensante, plus compassionnelle à l’égard des immigrés ou des jeunes de banlieues que vers les classes populaires traditionnelles. De ce fait, les couches délaissées se sont tournées vers le Front national, ce qui expliquerait son essor. C’est la même logique qui a conduit l’Amérique à Donald Trump ou l’Angleterre profonde au Brexit.
L’analyse est simple, le ton offensif, les faits apparemment imparables. Elle a trouvé des adeptes de tout bord : d’Éric Zemmour à Laurent Joffrin ! (17) Mais C. Guilluy s’est attiré aussi de sévères répliques. Le sociologue Olivier Galland s’est livré aussi à une critique solidement argumentée (18). En polarisant en deux mondes la France périphérique et celle des métropoles, C Guilluy crée un « indice de fragilité » qui surreprésente artificiellement l’équation : classes populaires = fragilité = périphérie pour les besoins de sa cause. La France des périphéries est beaucoup plus composite qu’on le croit et loin de se réduire à des populations de délaissés. Les écarts de revenus entre Paris et province et entre ville et zone urbaine sont même en train de se réduire plutôt qu’augmenter !
O Galland reproche finalement à C. Guilluy non seulement un ton « dénonciateur, vindicatif, virulent », mais surtout une démonstration qui n’est pas convaincante.
Achille Weinberg
Évolution de la part des CSP dans la population active
Depuis 1982, les professions et catégories socioprofessionnelles de l’Insee ont été regroupées en huit grandes catégories : 1) les agriculteurs exploitants ; 2) les artisans, commerçants et chefs d’entreprise ; 3) les cadres et professions intellectuelles supérieures (ingénieurs, professions libérales, professeurs) ; 4) les professions intermédiaires (professeurs des écoles, infirmières, techniciens, etc.) ; 5) les employés ; 6) les ouvriers ; 7) les retraités ; 8) les personnes sans activité professionnelle : élèves et étudiants, hommes ou femmes au foyer, etc.
Les classes en Grande-Bretagne : la grande enquête de la BBC
En 2013, la BBC a lancé une grande enquête en ligne sur le sentiment d’appartenance à une classe. Elle a demandé à des sociologues de concevoir un questionnaire (fondé sur l’approche de Pierre Bourdieu) qui a abouti à la description de la société en sept classes :
1 - l’élite (6 %) : chefs d’entreprise, juges et avocats, cadres supérieurs, médecins spécialistes ;
2 - la classe moyenne aisée (25 %) ;
3 - la classe moyenne technique (6 %) : informaticiens, graphistes, webdesigners ;
4 - les travailleurs riches (« affluent workers », 15 %) : électriciens, agents d’assurances… ;
5 - les « travailleurs traditionnels » (14 %) : ouvriers ;
6 - le « secteur émergent des services » (19 %) : agents hospitaliers, serveurs… ;
7 - le « précariat » (15 %) : agents d’entretien, femmes de ménages…
Voir Mike Savage, « Social classe 21st century ».
Achille Weinberg |
Langues : |
Français (fre) |
Mots-clés : |
SOCIETE CATEGORIE SOCIOPROFESSIONNELLE classes sociales France genre niveau de vie religion société sciences sociales |
Résumé : |
Représenter la population d’une société en fonction des inégalités économiques, des classes sociales, des âges ou des appartenances religieuses ou ethniques est un exercice éclairant. Selon les critères de démarcation retenus, des visions très différentes de la société peuvent apparaître. |
Note de contenu : |
« Dessine-moi une société. » Au lycée, certains professeurs de SES (sciences économiques et sociales) débutent le cours sur la société française en demandant à leurs élèves de dessiner la société telle qu’ils la voient. Le résultat est parfois très original et malicieux (1). Certains divisent la société en deux (le peuple et les élites), en trois (les riches, les pauvres, les moyens), d’autres en une mosaïque de professions, de religions, d’âges, de sexes, d’autres encore en une myriade d’individus tous différents mais reliés par quelques institutions d’encadrement (entreprise, mairie, école, télévision, autant d’instances censées assurer le « lien social »). L’exercice est intéressant : il force à mettre à jour ses représentations pour les confronter aux modèles proposés par les sciences sociales. Mettons-nous donc dans la peau de l’élève invité à réaliser un dessin la société : à quoi ressemblerait-il ?
Une première idée vient à l’esprit. En France, comme ailleurs, il y a des riches et des pauvres ; et entre les deux, ceux qui « ne sont riches ni pauvres ». Cela nous donne une représentation qui ressemble à une petite chenille (dessin n°1). Mais quelle est la taille respective de chacun des segments ?
DESSIN N°1
Les riches d’abord. Combien sont-ils ? Il y a les « très très riches » : on songe à Bernard Arnaud, propriétaire du groupe de luxe LVMH, ou Liliane Bettencourt, héritière du groupe L’Oréal et récemment décédée, ou encore à quelques stars du foot. Mais derrière cette poignée de grandes fortunes, il existe aussi des « riches plus ordinaires » : des patrons de PME, des cadres supérieurs, des chirurgiens, etc. qui possèdent de belles maisons, des résidences secondaires et des comptes en banque bien garnis. Combien sont-ils et combien « pèsent-ils » ?
Une surprise nous attend. Si on mesure la richesse en termes de patrimoine, il suffit de posséder une maison de plus de 370 000 euros pour faire partie des 10 % des Français les plus fortunés. Un couple d’enseignants qui possède une petite maison en banlieue parisienne sera donc surpris d’apprendre qu’ils font partie de ces 10 % !
À l’autre bout de l’échelle sociale, il y a « les pauvres » : des SDF, des chômeurs, des étudiants boursiers, des retraités, etc. À la différence de la richesse, la pauvreté fait l’objet d’une définition officielle : en France, selon l’Insee, sont considérés comme pauvres les ménages dont le revenu est inférieur à 60 % du revenu français médian. Cela représente environ 8,6 millions de personnes (15 % de la population totale, dont deux enfants sur 10) (2). Pour une personne seule, cela correspond à 760 euros par mois ; pour un couple avec deux enfants, 1 950 euros. Selon ces critères, le nombre de pauvres a augmenté de 1 million entre 2004 et 2014.
Admettons arbitrairement qu’il y a 5 % de riches (pour exclure notre couple d’enseignants) et 15 % de pauvres (au sens de l’Insee) : cela veut dire que 80 % des Français ne sont ni riches ni pauvres ! Du coup, le ventre de ma chenille vient de gonfler considérablement… (dessin n°2).
DESSIN N°2
Si on décompose ce gros ventre en déciles (groupe de 10 %), on découvre une évolution très graduelle. Seule la tête se démarque en s’allongeant démesurément, et ce de plus en plus, car les très hauts revenus se sont enrichis ces trente dernières années (3).
Première leçon : les Français ne se répartissent pas en deux ou en trois grands groupes de revenus (riches, pauvres et moyens) mais selon un continuum, des très pauvres aux très riches… La société ressemble donc à une chenille avec de grosses fesses et une tête très allongée… (dessin n°3).
DESSIN N°3
Les inégalités économiques, on le sait, reflètent des positions sociales différentes : la société est composée de patrons et de salariés, de fonctionnaires et d’indépendants, etc.
Comment représenter ces mondes sociaux dans notre dessin ? Le sujet est un petit casse-tête classique sociologique. Faut-il parler de classes sociales ? Et si oui, combien sont-elles ? Il n’y a ni consensus ni référence canonique sur le sujet. Les Américains en comptent quatre ou cinq, les Britanniques sept. Les Français en distinguent le plus souvent trois : les « classes supérieure », les « classes moyennes », et les « classes populaires ». Voici la société ainsi schématisée (dessin n°4).
DESSIN N°4
Commençons par la « classe supérieure ». Faut-il parler « d’élite », de « classe dominante », ou tout simplement de « bourgeoisie » comme la désigne le couple de sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot, spécialistes du sujet ? Car pour eux, cela ne fait aucun doute, « s’il existe encore une classe, c’est bien la bourgeoisie (4) ». La bourgeoisie se définit selon Pierre Bourdieu par la détention d’un capital économique (les grandes fortunes), d’un capital social (ils fréquentent les mêmes lieux et entretiennent des réseaux de connivence), et d’un capital culturel (ils partagent les mêmes valeurs). Pour les Pinçon-Charlot, c’est à Neuilly (Hauts-de-Seine) et dans le 16e arrondissement de Paris qu’on trouve le modèle de cette bourgeoisie. C’est une classe, au sens marxiste du terme : une « classe en soi » – définie par une position sociale commune – et une « classe pour soi » – consciente de ses intérêts et de ses privilèges et mettant tout en œuvre pour les préserver.
Qui sont les classes moyennes ?
DESSIN N°5
Passons aux classes moyennes (dessin n°5). Ne cherchez pas une définition claire et consensuelle ; elle n’existe pas. On parle des « classes moyennes » de façon souvent vague pour désigner les gens qui ne sont ni dans le haut du panier ni en bas. Au début du 20e siècle, quand le terme est apparu, il désignait les employés, les professeurs, avocats. Un demi-siècle plus tard, au milieu des années 1960, c’était la figure du « cadre » supérieur ou moyen : dans l’industrie, cela allait du technicien à l’ingénieur, dans l’école, de l’instituteur à l’universitaire, à l’hôpital, de l’infirmière au médecin, dans la police, de l’inspecteur au commissaire divisionnaire, dans la presse, du journaliste au rédacteur en chef, dans la banque, du chargé de clientèle au directeur d’agence.
Devant la taille grandissante de ce monde, il fallait opérer des distinctions. Aux États-Unis, on distingua au sein de la middle class les « upper » (classe moyenne supérieure) et les « lower » (classe moyenne inférieure) ; en France, l’Insee a opéré depuis 1982 une distinction entre, d’une part, les cadres et professions intellectuelles (on parle de CSP +) et, d’autre part, les professions intermédiaires. Les premières comptent les ingénieurs, professeurs d’université, médecins, cadres supérieurs, tandis que les secondes regroupent l’infirmière, l’instituteur, le chargé de clientèle, le chef de rayon. Ces deux mondes ne sont pas étanches : ils se côtoient socialement et couchent souvent dans le même lit (les hommes cadres ont pour conjointe une profession intermédiaire dans un tiers des cas) (5). À la faveur d’une promotion, il est possible de passer d’un monde à l’autre : un infirmier devient cadre, un informaticien passe chef de projet… Ces situations sont très fréquentes.
Depuis le début des années 2000, nombre d’analyses ont diagnostiqué la « fin des classes moyennes » (6). Le diagnostic était pour le moins prématuré. Si la situation économique de la classe moyenne est moins florissante qu’avant, si l’ascenseur social est moins assuré, le déclin quantitatif n’a pas eu lieu. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les professions intermédiaires et les cadres représentent 45 % de la population active, contre 30 % en 1982 (7). Ce qui fait dire à Éric Maurin et Dominique Goux que les classes moyennes n’ont pas disparu : elles ont changé (8).
De la classe ouvrière aux classes populaires
Il fut un temps ou les mots « populaire », « prolétaire », « travailleur » et « ouvrier » étaient presque équivalents. On assimilait le monde du travail au monde ouvrier et l’ouvrier à l’usine. L’ouvrier était d’ailleurs symbolisé par son « bleu de travail » (aux États-Unis, on parlait de « cols bleus » par opposition aux « cols blancs »). Cet ouvrier-là ne représente plus qu’un actif sur cinq (20 %). Autant dire qu’il y a beaucoup moins d’ouvriers dans les usines que d’étudiants dans les universités. Aujourd’hui, la figue de l’ouvrier est autant celle du maçon, du chauffeur routier (les chauffeurs de bus sont également comptabilisés comme « ouvriers »), du boulanger salarié. La « classe ouvrière » des années 1950, regroupée dans les grandes industries – automobile, sidérurgie, mines –, avec ses syndicats, appartient bien au passé.
Les employés sont aujourd’hui bien plus nombreux que les ouvriers (27 % contre 20 %). À eux deux, ils forment tout de même une « classe populaire » qui regroupe presque la moitié (47 %) de la population active. Le monde des employés est un fourre-tout dans lequel on trouve moins de « secrétaires » (en voie de disparition) que de facteurs, guichetiers, agents hospitaliers, coiffeurs, pompiers ou policiers.
Il est tout à fait légitime de regrouper ouvriers et employés dans la même catégorie des « classes populaires » (9), car ils ont désormais beaucoup en commun : ils font des emplois d’exécution, et ont des bas salaires. Sont-ils pauvres pour autant ? Il faut se méfier des clichés : certes, c’est dans les classes populaires qu’on trouve le plus de smicards, de chômeurs, de pauvres, mais il ne faut pas forcément confondre « populaire » avec « précaire ». Une grande partie des employés travaillent pour les institutions de l’État-providence (agents hospitaliers), dans la police, l’armée, l’administration publique. Un couple formé par un homme gendarme (ou pompier) et une femme employée de mairie (ou ASH dans une clinique) ne fait pas partie des pauvres ni des précaires.
Le monde des précaires mérite d’être traité à part, ce que fait le sociologue Danilo Martucelli qui distingue les classes populaires des exclus (aux États-Unis, il est courant de distinguer les working class et les lower class, comme Marx distinguait le prolétariat du lumpen prolétariat). S’il existe en France des « working poor », le smic limite toutefois leur nombre par rapport à d’autres pays. Par ailleurs, les travailleurs précaires ne sont pas exclus des régimes sociaux : le RSA, les allocations familiales, les retraites, les allocations pour les personnes handicapées et les institutions de protection sociale (PMI) fournissent une bouée de survie pour les personnes et leurs enfants (10).
Des catégories brassées
Où en sommes-nous de notre dessin ? La distribution des richesses et des classes sociales pourraient assez bien se superposer. On obtient un portrait ressemblant en divisant la société en un jeu de sept familles (dessin n°6):
DESSIN N°6
1) l’élite des superriches et de l’hyperbourgeoisie (11) ; 2) les riches (patrons de PME, cadres dirigeants) forment la classe supérieure ; 3) la classe moyenne est composée des cadres et professions intellectuelles supérieures ; 4) les professions intermédiaires, suivies des employés (famille 5), des ouvriers (famille 6) et des déclassés (famille 7). Le terme de famille convient assez bien pour décrire ces mondes sociaux car il permet d’entrevoir un point laissé dans l’ombre des catégories statiques : dans toute famille, il y a des personnes qui appartiennent à des mondes sociaux différents. À quelle catégorie appartiennent un enfant dont le père est cadre et la mère employée (un tiers des cas), un enfant dont la mère est infirmière (profession intermédiaire) mais le père cadre (30 % des cas) ou employé (30 % des cas) ? Les familles homogènes socialement ne sont pas majoritaires. à cela s’ajoute que les familles connaissent des divorces ou des recompositions qui peuvent, à revenu ou statut égal, changer fondamentalement les conditions de vie (l’épreuve du divorce fait baisser le niveau de vie encore plus sûrement que le chômage). Beaucoup d’enfants d’une même famille ne suivent pas le même destin social ; enfin, il arrive souvent que dans une famille, l’un ou l’autre des parents changent de profession et de statut au cours de sa carrière. L’ensemble de ces éléments conduit à un brassage important entre catégories sociales. Certes, les gens de Neuilly et ceux du 93 appartiennent à des microcosmes sociaux très éloignés, cloisonnés. Mais le passage d’un monde à l’autre se fait par gradation (ou dégradation…) continue, plutôt que par des frontières figées.
De la lutte des classes à la lutte des sexes
Et puisqu’on parle de famille, impossible d’ignorer une autre dimension essentielle : les différences entre les hommes et les femmes. Comment la représenter ? Diviser nos schémas en deux, partie bleu ou rose, ne serait pas seulement une faute sexiste : ce serait faux. Car les hommes et femmes ne se répartissent justement pas de façon égalitaire. Les employés sont majoritaires chez les femmes, les ouvriers plutôt chez les hommes, les enseignants sont majoritairement des femmes, et dans le bâtiment, on trouve presque exclusivement des hommes. On pourrait à l’infini dresser la liste des différences : à l’école (les filles sont meilleures), au travail (elles gagnent moins), à la maison (les différences restent très marquées dans le travail domestique et parental) ou en politique, etc. Faut-il parler d’inégalités ou de différences ? On peut en débattre sans fin. Le fait est qu’à l’école maternelle, on trouve 95 % d’enseignantes, et chez les informaticiens une immense majorité d’hommes. Quelle que soit l’explication privilégiée, ce type de répartition subsiste et structure encore la société française.
Portrait des « minorités visibles »
Si l’usage du rose et du bleu est délicat, introduire dans notre dessin d’autres couleurs – noir, gris ou jaune – pour représenter les différentes « origines » serait encore plus sulfureux. Pourtant, une simple balade dans le quartier de Belleville ou la comparaison entre le gouvernement français et l’équipe de France de football ne laisse aucun doute : la France est aussi constituée de « minorités visibles », expression désormais privilégiée pour éviter les mots « race » (interdit) ou « ethnie » (douteux) (12) (desin n°7).
DESSIN N°7
En France, trois types de populations principales portent sur leur visage, leur nom ou leur tenue des signes très visibles de leur origine : les Noirs, les Arabes, les Asiatiques. Ces apparences ne peuvent être ignorées : elles jouent un rôle déterminant dans la formation des couples, l’accès à un logement ou à l’emploi, les relations sociales ordinaires (sans parler de l’exploitation politique qui en est faite). Les différences ethniques ne sont pas qu’un reflet des conditions sociales. La notion d’« ethnic business », d’origine américaine, a été introduite en France pour rendre compte de l’ethnicisation de certains quartiers, commerces et métiers : le quartier chinois, l’épicier arabe, la femme de ménage des Antilles, les nounous ivoiriennes (13)… La distinction en « races » comme on dit sans fard aux États-Unis n’atteint pas en Europe ce degré de ségrégation, mais il est impossible d’ignorer ces différences dans un portrait de la société. Comment les représenter sur notre dessin ? Faut-il les éviter, comme le fait l’État qui réglemente sévèrement l’usage de statistiques « ethniques » dans les grilles de classifications (14) ? Ou les prendre en compte sans en exagérer l’importance ? Ce dilemme démontre bien ce que savent tous les peintres : faire un tableau, c’est toujours faire des choix, gommer certaines réalités pour en mettre d’autres en relief. Un dessin, un tableau, une carte n’est jamais neutre.
Tout aussi sensible est la question de l’appartenance religieuse. Il y a un demi-siècle, nul n’aurait songé à accorder grand cas aux différences entre chrétiens, musulmans et juifs dans la composition de la France. Mais depuis, le « fait religieux » a pris de cours les diagnostics sociologiques sur la sécularisation du monde. La religion est revenue sur le devant de la scène : des femmes voilées sont apparues, des attentats sanglants ont été commis au nom d’Allah, des catholiques sont descendus dans la rue contre le mariage pour tous, des intégristes de la laïcité ont lancé des diatribes contre les signes religieux.
Faut-il alors introduire dans notre portrait de la France des signes religieux : une croix (les chrétiens), un croissant de lune (les musulmans), un chandelier (les juifs) ? Sans oublier la « roue du dharma » qui traduirait l’essor silencieux mais réel du bouddhisme en Occident. Sauf qu’à vouloir intégrer le fait religieux, le risque est grand aussi d’en surévaluer l’impact. Toutes les études le montrent (pour une fois que les spécialistes sont d’accord !) : l’immense majorité des croyants – toutes obédiences confondues – n’est ni orthodoxe ni fondamentaliste, refusant même la plupart du temps de se définir par leur croyance religieuse, celle-ci relevant pour eux de la sphère privée…
Profession, sexe, religion, origines… Ne faudrait-il pas faire apparaître aussi les différents âges de la vie sur notre dessin ? Si on en croit l’avalanche de publications consacrées à la « génération Y » ou au monde des « seniors », les générations se ressembleraient de moins en moins conduisant à un « choc des générations ». Mais tous les sociologues sont loin de partager ce diagnostic. Les différences sont certes marquées, mais la différence est-elle forcément inégalité, et l’inégalité fracture ?
Les différences sont-elles des fractures ?
Arrivé à ce stade, la réalisation de notre portrait de la société se révèle un vrai casse-tête. Les critères pour classer une population sont multiples : richesse, classes sociales, sexe, religion, origine ethnique, âge, etc. Certaines différences s’accumulent, d’autres non. Et pourquoi ne pas intégrer dans notre portrait d’autres critères : la France, ce sont aussi des Corses ou des Bretons, des Marseillais ou des Ch’tis. Des malades et des bien portants, des nomades et des sédentaires, de fins lettrés et des analphabètes. Autant de clivages culturels, sanitaires, linguistiques qui pourraient entrer en ligne de compte. En Belgique, la prise en compte des spécificités des Flamands et Wallons ou, en Espagne, de celles des Catalans et des Madrilènes serait une évidence car ces clivages se sont transformés en lignes de faille politiques.
Dessiner une société, avec ses zones et ses frontières, c’est aussi laisser une bonne part aux groupes plus ou moins visibles selon qu’ils font l’objet de débats publics ou possèdent des représentants attitrés : quelle place réserver dans notre dessin aux homosexuels, aux handicapés, aux motards, aux coureurs à pied, aux supporters du PSG ou aux militants du Front national ?
Quand on entreprend de dessiner une société, il est finalement assez tentant de tracer des traits bien marqués pour mettre en relief telle ou telle différence. En « forçant le trait », on peut faire apparaître des frontières multiples et décréter qu’il s’agit d’une fracture. C’est ainsi que certains découpent le monde en deux : la « France d’en haut » et la France périphérique (voir encadré). On peut la diviser en trois, quatre ou sept classes. On peut la voir comme une mosaïque de « tribus » fondées sur des styles de vie différents (15) ou encore une myriade d’individus sans appartenance. Il y a quelques années, le sociologue Zygmunt Bauman décrivait même l’émergence d’une « société liquide » où des individus en apesanteur sociale étaient reliés entre eux par des liens faibles qui se font et se défont sans cesse.
Voilà pourquoi tant de portraits d’une société sont possibles. Voilà pourquoi aussi, une fois qu’il a demandé à des élèves de dessiner leur société, l’enseignant se garde bien de proposer un modèle canonique et figé. Car ce modèle n’existe sans doute pas. L’exercice n’avait justement pour but que de montrer la variété du monde social et la pluralité des grilles d’analyses. |
En ligne : |
https://www.scienceshumaines.com/dessine-moi-la-societe_fr_38776.html? |
Permalink : |
https://cs.iut.univ-tours.fr/index.php?lvl=notice_display&id=188777 |
in Sciences humaines > 297 (novembre 2017) . - pp. 36-43
[article] Dessine-moi la société [texte imprimé] / Achille Weinberg  , Auteur . - 2017 . - pp. 36-43. Les classes sociales de Marx à Bourdieu
Demandez à dix sociologues leur définition des classes sociales et vous aurez dix réponses différentes. On peut tout de même dissocier celles qui mettent l’accent sur l’existence de groupes homogènes et en conflit (comme celles de Marx ou de Bourdieu) et celles qui n’ont qu’une visée typologique (comme les CSP).
Karl Marx (1818-1883)
« La lutte de classe est le moteur de l’histoire. » Sa conception des classes repose sur une vision du capitalisme fondée sur un conflit fondamental entre la bourgeoise détentrice du capital et les prolétaires exploités. Ce rapport d’exploitation doit conduire à la lutte entre capital et travail. En s’organisant, la classe ouvrière peut passer de « classe en soi » à « classe pour soi » (mobilisée autour d’un projet de société qui conduit à la révolution et l’avènement d’une société sans classes). Marx sait bien qu’il existe d’autres classes (la paysannerie, la petite bourgeoisie, le « lumpen prolétariat ») ; mais elles n’ont pas de rôle historique, autre que celui de se rallier à l’une des deux classes antagonistes.
Max Weber (1864-1920)
Il a proposé une analyse des classes sociales où s'entrecroisent plusieurs dimensions : le prestige (statut social), le pouvoir (partis politiques) et les classes proprement dites qui regroupent des « groupes d'individu qui ont (…) les mêmes chances d'accès aux biens et services ». À partir de là, il distingue trois types de classes : les classes de possession, les classes de production et les classes sociales proprement dites.
Ainsi, on peut considérer la stratification sociale de plusieurs points de vue, en faisant apparaître tantôt les inégalités de fortune, tantôt les inégalités de pouvoir ou les différentes chances d'accès aux ressources.
William Lloyd Warner (1898-1970)
Aux États-Unis, le sociologue a proposé une description de la société américaine à partir d’une enquête menée dans une petite ville américaine (Newburyport). Il divise la société en trois strates sociales – les classes supérieures, moyennes et populaires (upper, middle et lower classes) – qu’il divise chacune en deux. Ainsi la middle class est divisée en « upper middle » et « lower middle », catégories qui correspondent peu ou prou aux « cadres » et aux professions intermédiaires des CSP françaises. Il est courant d’opposer aussi la « working class » qui correspond aux classes populaires (ouvriers et employés), et la lower class qui est celle des déclassés, marginaux, exclus.
Ralf Darhendorf (1929-2009)
Dans Classes et conflits de classes dans les sociétés industrielles (1957), il élargit la notion de classes à celle de groupes d’intérêt. La structure sociale est envisagée sous l’angle d’une grande diversité de groupes et sous-groupes qui se regroupent ou se déparent selon les enjeux et les circonstances autour d’intérêts communs ou divergents. Ainsi, les ouvriers forment parfois un bloc homogène, parfois, ils se subdivisent en groupes d’intérêts distincts (les routiers, les cheminots…), parfois au contraire, ils peuvent s’unir à d’autres salariés (les employés, les fonctionnaires…) pour former une classe d’intérêt plus large.
Pierre Bourdieu (1930-2002)
emprunte à la fois à Marx (théorie de la domination) et à Weber. Sa vision des classes intègre à la fois la possession (ou non) d’un capital économique, (revenu et patrimoine), d’un capital social (réseau de relations) et d’un capital culturel (les valeurs partagées). La noblesse d’État (les intellectuels et la haute administration) est dotée d’un fort capital culturel, mais d’un faible capital économique, les patrons ont un fort capital économique, mais un faible capital culturel.
Achille Weinberg
La France périphérique sacrifiée ?
La France est coupée en deux, affirme Christophe Guilly. D’un côté, une « France des métropoles » : les zones urbaines où se concentrent les emplois, les cadres, les gens les plus riches et les plus cultivés. De l’autre, la « France périphérique » : celles des petites villes et des zones rurales où se concentrent les classes populaires (ouvriers et employés).
La France périphérique concentre les indices de fragilité : faibles salaires, taux de chômage élevé et emplois précaires. Bien qu’elle représente 60 % de la population, elle est la perdante de la mondialisation et la grande oubliée des politiques.
Voilà la thèse défendue par C. Guilly dans une série d’essais percutants : Fractures françaises (2010), La France périphérique (2015), Le Crépuscule de la France d’en haut (2014) (16).
Thèse ignorée de la gauche bien pensante, plus compassionnelle à l’égard des immigrés ou des jeunes de banlieues que vers les classes populaires traditionnelles. De ce fait, les couches délaissées se sont tournées vers le Front national, ce qui expliquerait son essor. C’est la même logique qui a conduit l’Amérique à Donald Trump ou l’Angleterre profonde au Brexit.
L’analyse est simple, le ton offensif, les faits apparemment imparables. Elle a trouvé des adeptes de tout bord : d’Éric Zemmour à Laurent Joffrin ! (17) Mais C. Guilluy s’est attiré aussi de sévères répliques. Le sociologue Olivier Galland s’est livré aussi à une critique solidement argumentée (18). En polarisant en deux mondes la France périphérique et celle des métropoles, C Guilluy crée un « indice de fragilité » qui surreprésente artificiellement l’équation : classes populaires = fragilité = périphérie pour les besoins de sa cause. La France des périphéries est beaucoup plus composite qu’on le croit et loin de se réduire à des populations de délaissés. Les écarts de revenus entre Paris et province et entre ville et zone urbaine sont même en train de se réduire plutôt qu’augmenter !
O Galland reproche finalement à C. Guilluy non seulement un ton « dénonciateur, vindicatif, virulent », mais surtout une démonstration qui n’est pas convaincante.
Achille Weinberg
Évolution de la part des CSP dans la population active
Depuis 1982, les professions et catégories socioprofessionnelles de l’Insee ont été regroupées en huit grandes catégories : 1) les agriculteurs exploitants ; 2) les artisans, commerçants et chefs d’entreprise ; 3) les cadres et professions intellectuelles supérieures (ingénieurs, professions libérales, professeurs) ; 4) les professions intermédiaires (professeurs des écoles, infirmières, techniciens, etc.) ; 5) les employés ; 6) les ouvriers ; 7) les retraités ; 8) les personnes sans activité professionnelle : élèves et étudiants, hommes ou femmes au foyer, etc.
Les classes en Grande-Bretagne : la grande enquête de la BBC
En 2013, la BBC a lancé une grande enquête en ligne sur le sentiment d’appartenance à une classe. Elle a demandé à des sociologues de concevoir un questionnaire (fondé sur l’approche de Pierre Bourdieu) qui a abouti à la description de la société en sept classes :
1 - l’élite (6 %) : chefs d’entreprise, juges et avocats, cadres supérieurs, médecins spécialistes ;
2 - la classe moyenne aisée (25 %) ;
3 - la classe moyenne technique (6 %) : informaticiens, graphistes, webdesigners ;
4 - les travailleurs riches (« affluent workers », 15 %) : électriciens, agents d’assurances… ;
5 - les « travailleurs traditionnels » (14 %) : ouvriers ;
6 - le « secteur émergent des services » (19 %) : agents hospitaliers, serveurs… ;
7 - le « précariat » (15 %) : agents d’entretien, femmes de ménages…
Voir Mike Savage, « Social classe 21st century ».
Achille Weinberg Langues : Français ( fre) in Sciences humaines > 297 (novembre 2017) . - pp. 36-43
Mots-clés : |
SOCIETE CATEGORIE SOCIOPROFESSIONNELLE classes sociales France genre niveau de vie religion société sciences sociales |
Résumé : |
Représenter la population d’une société en fonction des inégalités économiques, des classes sociales, des âges ou des appartenances religieuses ou ethniques est un exercice éclairant. Selon les critères de démarcation retenus, des visions très différentes de la société peuvent apparaître. |
Note de contenu : |
« Dessine-moi une société. » Au lycée, certains professeurs de SES (sciences économiques et sociales) débutent le cours sur la société française en demandant à leurs élèves de dessiner la société telle qu’ils la voient. Le résultat est parfois très original et malicieux (1). Certains divisent la société en deux (le peuple et les élites), en trois (les riches, les pauvres, les moyens), d’autres en une mosaïque de professions, de religions, d’âges, de sexes, d’autres encore en une myriade d’individus tous différents mais reliés par quelques institutions d’encadrement (entreprise, mairie, école, télévision, autant d’instances censées assurer le « lien social »). L’exercice est intéressant : il force à mettre à jour ses représentations pour les confronter aux modèles proposés par les sciences sociales. Mettons-nous donc dans la peau de l’élève invité à réaliser un dessin la société : à quoi ressemblerait-il ?
Une première idée vient à l’esprit. En France, comme ailleurs, il y a des riches et des pauvres ; et entre les deux, ceux qui « ne sont riches ni pauvres ». Cela nous donne une représentation qui ressemble à une petite chenille (dessin n°1). Mais quelle est la taille respective de chacun des segments ?
DESSIN N°1
Les riches d’abord. Combien sont-ils ? Il y a les « très très riches » : on songe à Bernard Arnaud, propriétaire du groupe de luxe LVMH, ou Liliane Bettencourt, héritière du groupe L’Oréal et récemment décédée, ou encore à quelques stars du foot. Mais derrière cette poignée de grandes fortunes, il existe aussi des « riches plus ordinaires » : des patrons de PME, des cadres supérieurs, des chirurgiens, etc. qui possèdent de belles maisons, des résidences secondaires et des comptes en banque bien garnis. Combien sont-ils et combien « pèsent-ils » ?
Une surprise nous attend. Si on mesure la richesse en termes de patrimoine, il suffit de posséder une maison de plus de 370 000 euros pour faire partie des 10 % des Français les plus fortunés. Un couple d’enseignants qui possède une petite maison en banlieue parisienne sera donc surpris d’apprendre qu’ils font partie de ces 10 % !
À l’autre bout de l’échelle sociale, il y a « les pauvres » : des SDF, des chômeurs, des étudiants boursiers, des retraités, etc. À la différence de la richesse, la pauvreté fait l’objet d’une définition officielle : en France, selon l’Insee, sont considérés comme pauvres les ménages dont le revenu est inférieur à 60 % du revenu français médian. Cela représente environ 8,6 millions de personnes (15 % de la population totale, dont deux enfants sur 10) (2). Pour une personne seule, cela correspond à 760 euros par mois ; pour un couple avec deux enfants, 1 950 euros. Selon ces critères, le nombre de pauvres a augmenté de 1 million entre 2004 et 2014.
Admettons arbitrairement qu’il y a 5 % de riches (pour exclure notre couple d’enseignants) et 15 % de pauvres (au sens de l’Insee) : cela veut dire que 80 % des Français ne sont ni riches ni pauvres ! Du coup, le ventre de ma chenille vient de gonfler considérablement… (dessin n°2).
DESSIN N°2
Si on décompose ce gros ventre en déciles (groupe de 10 %), on découvre une évolution très graduelle. Seule la tête se démarque en s’allongeant démesurément, et ce de plus en plus, car les très hauts revenus se sont enrichis ces trente dernières années (3).
Première leçon : les Français ne se répartissent pas en deux ou en trois grands groupes de revenus (riches, pauvres et moyens) mais selon un continuum, des très pauvres aux très riches… La société ressemble donc à une chenille avec de grosses fesses et une tête très allongée… (dessin n°3).
DESSIN N°3
Les inégalités économiques, on le sait, reflètent des positions sociales différentes : la société est composée de patrons et de salariés, de fonctionnaires et d’indépendants, etc.
Comment représenter ces mondes sociaux dans notre dessin ? Le sujet est un petit casse-tête classique sociologique. Faut-il parler de classes sociales ? Et si oui, combien sont-elles ? Il n’y a ni consensus ni référence canonique sur le sujet. Les Américains en comptent quatre ou cinq, les Britanniques sept. Les Français en distinguent le plus souvent trois : les « classes supérieure », les « classes moyennes », et les « classes populaires ». Voici la société ainsi schématisée (dessin n°4).
DESSIN N°4
Commençons par la « classe supérieure ». Faut-il parler « d’élite », de « classe dominante », ou tout simplement de « bourgeoisie » comme la désigne le couple de sociologues Michel et Monique Pinçon-Charlot, spécialistes du sujet ? Car pour eux, cela ne fait aucun doute, « s’il existe encore une classe, c’est bien la bourgeoisie (4) ». La bourgeoisie se définit selon Pierre Bourdieu par la détention d’un capital économique (les grandes fortunes), d’un capital social (ils fréquentent les mêmes lieux et entretiennent des réseaux de connivence), et d’un capital culturel (ils partagent les mêmes valeurs). Pour les Pinçon-Charlot, c’est à Neuilly (Hauts-de-Seine) et dans le 16e arrondissement de Paris qu’on trouve le modèle de cette bourgeoisie. C’est une classe, au sens marxiste du terme : une « classe en soi » – définie par une position sociale commune – et une « classe pour soi » – consciente de ses intérêts et de ses privilèges et mettant tout en œuvre pour les préserver.
Qui sont les classes moyennes ?
DESSIN N°5
Passons aux classes moyennes (dessin n°5). Ne cherchez pas une définition claire et consensuelle ; elle n’existe pas. On parle des « classes moyennes » de façon souvent vague pour désigner les gens qui ne sont ni dans le haut du panier ni en bas. Au début du 20e siècle, quand le terme est apparu, il désignait les employés, les professeurs, avocats. Un demi-siècle plus tard, au milieu des années 1960, c’était la figure du « cadre » supérieur ou moyen : dans l’industrie, cela allait du technicien à l’ingénieur, dans l’école, de l’instituteur à l’universitaire, à l’hôpital, de l’infirmière au médecin, dans la police, de l’inspecteur au commissaire divisionnaire, dans la presse, du journaliste au rédacteur en chef, dans la banque, du chargé de clientèle au directeur d’agence.
Devant la taille grandissante de ce monde, il fallait opérer des distinctions. Aux États-Unis, on distingua au sein de la middle class les « upper » (classe moyenne supérieure) et les « lower » (classe moyenne inférieure) ; en France, l’Insee a opéré depuis 1982 une distinction entre, d’une part, les cadres et professions intellectuelles (on parle de CSP +) et, d’autre part, les professions intermédiaires. Les premières comptent les ingénieurs, professeurs d’université, médecins, cadres supérieurs, tandis que les secondes regroupent l’infirmière, l’instituteur, le chargé de clientèle, le chef de rayon. Ces deux mondes ne sont pas étanches : ils se côtoient socialement et couchent souvent dans le même lit (les hommes cadres ont pour conjointe une profession intermédiaire dans un tiers des cas) (5). À la faveur d’une promotion, il est possible de passer d’un monde à l’autre : un infirmier devient cadre, un informaticien passe chef de projet… Ces situations sont très fréquentes.
Depuis le début des années 2000, nombre d’analyses ont diagnostiqué la « fin des classes moyennes » (6). Le diagnostic était pour le moins prématuré. Si la situation économique de la classe moyenne est moins florissante qu’avant, si l’ascenseur social est moins assuré, le déclin quantitatif n’a pas eu lieu. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les professions intermédiaires et les cadres représentent 45 % de la population active, contre 30 % en 1982 (7). Ce qui fait dire à Éric Maurin et Dominique Goux que les classes moyennes n’ont pas disparu : elles ont changé (8).
De la classe ouvrière aux classes populaires
Il fut un temps ou les mots « populaire », « prolétaire », « travailleur » et « ouvrier » étaient presque équivalents. On assimilait le monde du travail au monde ouvrier et l’ouvrier à l’usine. L’ouvrier était d’ailleurs symbolisé par son « bleu de travail » (aux États-Unis, on parlait de « cols bleus » par opposition aux « cols blancs »). Cet ouvrier-là ne représente plus qu’un actif sur cinq (20 %). Autant dire qu’il y a beaucoup moins d’ouvriers dans les usines que d’étudiants dans les universités. Aujourd’hui, la figue de l’ouvrier est autant celle du maçon, du chauffeur routier (les chauffeurs de bus sont également comptabilisés comme « ouvriers »), du boulanger salarié. La « classe ouvrière » des années 1950, regroupée dans les grandes industries – automobile, sidérurgie, mines –, avec ses syndicats, appartient bien au passé.
Les employés sont aujourd’hui bien plus nombreux que les ouvriers (27 % contre 20 %). À eux deux, ils forment tout de même une « classe populaire » qui regroupe presque la moitié (47 %) de la population active. Le monde des employés est un fourre-tout dans lequel on trouve moins de « secrétaires » (en voie de disparition) que de facteurs, guichetiers, agents hospitaliers, coiffeurs, pompiers ou policiers.
Il est tout à fait légitime de regrouper ouvriers et employés dans la même catégorie des « classes populaires » (9), car ils ont désormais beaucoup en commun : ils font des emplois d’exécution, et ont des bas salaires. Sont-ils pauvres pour autant ? Il faut se méfier des clichés : certes, c’est dans les classes populaires qu’on trouve le plus de smicards, de chômeurs, de pauvres, mais il ne faut pas forcément confondre « populaire » avec « précaire ». Une grande partie des employés travaillent pour les institutions de l’État-providence (agents hospitaliers), dans la police, l’armée, l’administration publique. Un couple formé par un homme gendarme (ou pompier) et une femme employée de mairie (ou ASH dans une clinique) ne fait pas partie des pauvres ni des précaires.
Le monde des précaires mérite d’être traité à part, ce que fait le sociologue Danilo Martucelli qui distingue les classes populaires des exclus (aux États-Unis, il est courant de distinguer les working class et les lower class, comme Marx distinguait le prolétariat du lumpen prolétariat). S’il existe en France des « working poor », le smic limite toutefois leur nombre par rapport à d’autres pays. Par ailleurs, les travailleurs précaires ne sont pas exclus des régimes sociaux : le RSA, les allocations familiales, les retraites, les allocations pour les personnes handicapées et les institutions de protection sociale (PMI) fournissent une bouée de survie pour les personnes et leurs enfants (10).
Des catégories brassées
Où en sommes-nous de notre dessin ? La distribution des richesses et des classes sociales pourraient assez bien se superposer. On obtient un portrait ressemblant en divisant la société en un jeu de sept familles (dessin n°6):
DESSIN N°6
1) l’élite des superriches et de l’hyperbourgeoisie (11) ; 2) les riches (patrons de PME, cadres dirigeants) forment la classe supérieure ; 3) la classe moyenne est composée des cadres et professions intellectuelles supérieures ; 4) les professions intermédiaires, suivies des employés (famille 5), des ouvriers (famille 6) et des déclassés (famille 7). Le terme de famille convient assez bien pour décrire ces mondes sociaux car il permet d’entrevoir un point laissé dans l’ombre des catégories statiques : dans toute famille, il y a des personnes qui appartiennent à des mondes sociaux différents. À quelle catégorie appartiennent un enfant dont le père est cadre et la mère employée (un tiers des cas), un enfant dont la mère est infirmière (profession intermédiaire) mais le père cadre (30 % des cas) ou employé (30 % des cas) ? Les familles homogènes socialement ne sont pas majoritaires. à cela s’ajoute que les familles connaissent des divorces ou des recompositions qui peuvent, à revenu ou statut égal, changer fondamentalement les conditions de vie (l’épreuve du divorce fait baisser le niveau de vie encore plus sûrement que le chômage). Beaucoup d’enfants d’une même famille ne suivent pas le même destin social ; enfin, il arrive souvent que dans une famille, l’un ou l’autre des parents changent de profession et de statut au cours de sa carrière. L’ensemble de ces éléments conduit à un brassage important entre catégories sociales. Certes, les gens de Neuilly et ceux du 93 appartiennent à des microcosmes sociaux très éloignés, cloisonnés. Mais le passage d’un monde à l’autre se fait par gradation (ou dégradation…) continue, plutôt que par des frontières figées.
De la lutte des classes à la lutte des sexes
Et puisqu’on parle de famille, impossible d’ignorer une autre dimension essentielle : les différences entre les hommes et les femmes. Comment la représenter ? Diviser nos schémas en deux, partie bleu ou rose, ne serait pas seulement une faute sexiste : ce serait faux. Car les hommes et femmes ne se répartissent justement pas de façon égalitaire. Les employés sont majoritaires chez les femmes, les ouvriers plutôt chez les hommes, les enseignants sont majoritairement des femmes, et dans le bâtiment, on trouve presque exclusivement des hommes. On pourrait à l’infini dresser la liste des différences : à l’école (les filles sont meilleures), au travail (elles gagnent moins), à la maison (les différences restent très marquées dans le travail domestique et parental) ou en politique, etc. Faut-il parler d’inégalités ou de différences ? On peut en débattre sans fin. Le fait est qu’à l’école maternelle, on trouve 95 % d’enseignantes, et chez les informaticiens une immense majorité d’hommes. Quelle que soit l’explication privilégiée, ce type de répartition subsiste et structure encore la société française.
Portrait des « minorités visibles »
Si l’usage du rose et du bleu est délicat, introduire dans notre dessin d’autres couleurs – noir, gris ou jaune – pour représenter les différentes « origines » serait encore plus sulfureux. Pourtant, une simple balade dans le quartier de Belleville ou la comparaison entre le gouvernement français et l’équipe de France de football ne laisse aucun doute : la France est aussi constituée de « minorités visibles », expression désormais privilégiée pour éviter les mots « race » (interdit) ou « ethnie » (douteux) (12) (desin n°7).
DESSIN N°7
En France, trois types de populations principales portent sur leur visage, leur nom ou leur tenue des signes très visibles de leur origine : les Noirs, les Arabes, les Asiatiques. Ces apparences ne peuvent être ignorées : elles jouent un rôle déterminant dans la formation des couples, l’accès à un logement ou à l’emploi, les relations sociales ordinaires (sans parler de l’exploitation politique qui en est faite). Les différences ethniques ne sont pas qu’un reflet des conditions sociales. La notion d’« ethnic business », d’origine américaine, a été introduite en France pour rendre compte de l’ethnicisation de certains quartiers, commerces et métiers : le quartier chinois, l’épicier arabe, la femme de ménage des Antilles, les nounous ivoiriennes (13)… La distinction en « races » comme on dit sans fard aux États-Unis n’atteint pas en Europe ce degré de ségrégation, mais il est impossible d’ignorer ces différences dans un portrait de la société. Comment les représenter sur notre dessin ? Faut-il les éviter, comme le fait l’État qui réglemente sévèrement l’usage de statistiques « ethniques » dans les grilles de classifications (14) ? Ou les prendre en compte sans en exagérer l’importance ? Ce dilemme démontre bien ce que savent tous les peintres : faire un tableau, c’est toujours faire des choix, gommer certaines réalités pour en mettre d’autres en relief. Un dessin, un tableau, une carte n’est jamais neutre.
Tout aussi sensible est la question de l’appartenance religieuse. Il y a un demi-siècle, nul n’aurait songé à accorder grand cas aux différences entre chrétiens, musulmans et juifs dans la composition de la France. Mais depuis, le « fait religieux » a pris de cours les diagnostics sociologiques sur la sécularisation du monde. La religion est revenue sur le devant de la scène : des femmes voilées sont apparues, des attentats sanglants ont été commis au nom d’Allah, des catholiques sont descendus dans la rue contre le mariage pour tous, des intégristes de la laïcité ont lancé des diatribes contre les signes religieux.
Faut-il alors introduire dans notre portrait de la France des signes religieux : une croix (les chrétiens), un croissant de lune (les musulmans), un chandelier (les juifs) ? Sans oublier la « roue du dharma » qui traduirait l’essor silencieux mais réel du bouddhisme en Occident. Sauf qu’à vouloir intégrer le fait religieux, le risque est grand aussi d’en surévaluer l’impact. Toutes les études le montrent (pour une fois que les spécialistes sont d’accord !) : l’immense majorité des croyants – toutes obédiences confondues – n’est ni orthodoxe ni fondamentaliste, refusant même la plupart du temps de se définir par leur croyance religieuse, celle-ci relevant pour eux de la sphère privée…
Profession, sexe, religion, origines… Ne faudrait-il pas faire apparaître aussi les différents âges de la vie sur notre dessin ? Si on en croit l’avalanche de publications consacrées à la « génération Y » ou au monde des « seniors », les générations se ressembleraient de moins en moins conduisant à un « choc des générations ». Mais tous les sociologues sont loin de partager ce diagnostic. Les différences sont certes marquées, mais la différence est-elle forcément inégalité, et l’inégalité fracture ?
Les différences sont-elles des fractures ?
Arrivé à ce stade, la réalisation de notre portrait de la société se révèle un vrai casse-tête. Les critères pour classer une population sont multiples : richesse, classes sociales, sexe, religion, origine ethnique, âge, etc. Certaines différences s’accumulent, d’autres non. Et pourquoi ne pas intégrer dans notre portrait d’autres critères : la France, ce sont aussi des Corses ou des Bretons, des Marseillais ou des Ch’tis. Des malades et des bien portants, des nomades et des sédentaires, de fins lettrés et des analphabètes. Autant de clivages culturels, sanitaires, linguistiques qui pourraient entrer en ligne de compte. En Belgique, la prise en compte des spécificités des Flamands et Wallons ou, en Espagne, de celles des Catalans et des Madrilènes serait une évidence car ces clivages se sont transformés en lignes de faille politiques.
Dessiner une société, avec ses zones et ses frontières, c’est aussi laisser une bonne part aux groupes plus ou moins visibles selon qu’ils font l’objet de débats publics ou possèdent des représentants attitrés : quelle place réserver dans notre dessin aux homosexuels, aux handicapés, aux motards, aux coureurs à pied, aux supporters du PSG ou aux militants du Front national ?
Quand on entreprend de dessiner une société, il est finalement assez tentant de tracer des traits bien marqués pour mettre en relief telle ou telle différence. En « forçant le trait », on peut faire apparaître des frontières multiples et décréter qu’il s’agit d’une fracture. C’est ainsi que certains découpent le monde en deux : la « France d’en haut » et la France périphérique (voir encadré). On peut la diviser en trois, quatre ou sept classes. On peut la voir comme une mosaïque de « tribus » fondées sur des styles de vie différents (15) ou encore une myriade d’individus sans appartenance. Il y a quelques années, le sociologue Zygmunt Bauman décrivait même l’émergence d’une « société liquide » où des individus en apesanteur sociale étaient reliés entre eux par des liens faibles qui se font et se défont sans cesse.
Voilà pourquoi tant de portraits d’une société sont possibles. Voilà pourquoi aussi, une fois qu’il a demandé à des élèves de dessiner leur société, l’enseignant se garde bien de proposer un modèle canonique et figé. Car ce modèle n’existe sans doute pas. L’exercice n’avait justement pour but que de montrer la variété du monde social et la pluralité des grilles d’analyses. |
En ligne : |
https://www.scienceshumaines.com/dessine-moi-la-societe_fr_38776.html? |
Permalink : |
https://cs.iut.univ-tours.fr/index.php?lvl=notice_display&id=188777 |
|