[article]
Titre : |
Comportements sous influence |
Type de document : |
document électronique |
Auteurs : |
Jacques Journet, Auteur |
Année de publication : |
2019 |
Article en page(s) : |
pp. 8-9 |
Langues : |
Français (fre) |
Mots-clés : |
COMPORTEMENT HUMAIN INFLUENCE PERSPECTIVE BIAIS |
Résumé : |
Le « nudge » – littéralement « coup de pouce » – consiste à réformer discrètement nos comportements, par exemple pour bouger plus, manger mieux ou payer nos impôts en temps et en heure.
Transformer un escalier de la gare Montparnasse, à Paris, en clavier de piano n’est pas une invention rigolote de cheminot mélomane : c’est le dernier cri en matière de politiques publiques et, dans la nouvelle langue des décideurs, cela s’appelle un nudge. Un nudge, c’est un « coup de pouce », en l’occurrence une sorte d’invitation à faire travailler ses mollets au lieu de se prélasser sur l’escalator. C’est a priori bon pour la santé du passager, sans que rien ne l’y oblige, et seul l’avenir dira si l’effet de ce dispositif musical valait la dépense. Car tout nudge est désormais l’objet d’un protocole d’observation serrée, signe s’il en est que ces petits trucs innocents sont les produits de quarante années de réflexion et d’expérimentation, lesquelles aspirent à fonder une nouvelle science de l’homme, celle de l’économie comportementale. Pour en comprendre le développement et le succès, rien de mieux que de se plonger dans l’autobiographie récemment traduite de l’économiste Richard Thaler (1), prix Nobel en 2017, et promoteur, avec le juriste Cass Sunstein, des politiques du nudge. À la fin des années 1970, R. Thaler est un jeune économiste atypique : il ne s’intéresse qu’aux « anomalies » des consommateurs et des marchés financiers. Pourquoi, pour l’achat d’une voiture, les gens préfèrent-ils une remise immédiate à un prêt plus intéressant à long terme ? Pourquoi les traders prennent-ils plus de risques le vendredi que le lundi ? Tout cela ne serait-il qu’une série d’accidents ? Mais non ! Deux psychologues israéliens, Daniel Kahneman et Amos Tversky, travaillent depuis des années sur des faits similaires en laboratoire.
La théorie des perspectives
Ils ont établi que leurs sujets sont affectés de biais de jugement systématiques, qui leur font choisir des solutions qui ne sont, en général, les meilleures ni pour eux ni pour autrui. Ils en ont même tiré une leçon générale : la « théorie des perspectives », selon laquelle beaucoup de nos décisions ne sont pas très rationnelles, mais néanmoins prévisibles. Pour R. Thaler, c’est pain bénit : transposer cela à la théorie économique classique en bouleverse les fondements, à savoir que l’être humain est un bon calculateur (qui met ses actes en conformité avec ses intérêts) et que, de ce fait, les marchés s’équilibrent (l’offre est conforme à la demande). Commence alors ce que R. Thaler décrit comme une « bataille académique ». De brèche en brèche, la théorie des perspectives gagne du terrain et des adeptes, parce qu’elle décrit comment les gens agissent vraiment, et non comment ils devraient agir. Pour autant, la résistance est forte, car les défenseurs de l’orthodoxie ont des arguments : après tout, ce ne sont que des faits de laboratoire, pas des généralités observées en vraie grandeur.
Avec le krach de Wall Street de 1987, déconnecté de tout facteur extraéconomique (guerre, bouleversement politique) les « comportementalistes » marquent des points. Ils ont une explication à cette crise imprévue : l’hypersensibilité des acteurs à la perspective d’une perte importante. Leur cause gagne des adeptes, d’autant que parmi les nobélisables, certains, comme Robert Shiller, reconnaissent que les bulles boursières sont fondées sur des « émotions », par définition irrationnelles. Toutefois, l’invention des nudges doit moins aux victoires théoriques des comportementalistes qu’aux désarrois des décideurs. R. Thaler et ses collègues n’ont jamais cessé de s’intéresser au citoyen lambda, en tant que consommateur et contribuable. Ainsi, dans les années 1990, ils sont consultés par les pouvoirs publics : aux État-Unis, nul n’est obligé de cotiser pour sa santé et pour sa retraite. Mais c’est souhaitable, de toute évidence. L’instrument classique, pour inciter à cotiser, c’est l’intérêt : en défiscalisant l’épargne-retraite, on stimule le salarié. Mais ça ne marche pas si bien que ça. R. Thaler a une autre idée : le choix par défaut, fondé sur la psychologie du « biais de dotation », qui dit que ce qui nous est attribué d’office est préféré à ce que nous pourrions avoir à choisir en échange. Après un temps, l’idée fait son chemin : les employeurs reconnaissent que proposer un plan d’épargne-retraite par défaut (c’est-à-dire automatique sauf si vous exigez autre chose) fait grimper le taux d’adhésion. C’est de ce genre de mesure microéconomique que naît, petit à petit, le pendant normatif de la théorie des perspectives, purement descriptive et critique de l’orthodoxie économique. Le principe est simple : puisque les gens ne prennent les meilleures décisions ni pour eux ni pour la collectivité, il existe des moyens psychologiques et non contraignants de les aider à le faire. Exemple : au début des années 2000, les services fiscaux britanniques ont du mal à recouvrer l’impôt des travailleurs indépendants en temps et en heure. R. Thaler leur suggère d’introduire dans leur courrier de relance une information sur le pourcentage minoritaire des payeurs en retard : les résultats sont immédiats.
Le biais de conformité
Au nom de quoi ? Du « biais de conformité », établi par des psychologues, selon lequel tout un chacun a tendance à se comparer, et se conformer, en l’absence de raisons explicites, aux normes de la majorité. CQFD : le nudge n’existe pas encore, mais c’est ça. Lorsque, quelques années plus tard, R. Thaler et C. Sunstein proposent un ouvrage commun à un éditeur (2), celui-ci leur fait comprendre que le « paternalisme libertaire » n’est pas un bon titre : le « coup de coude » (nudge), c’est plus sympathique. Affaire conclue. R. Thaler définit le nudge comme un moyen « d’aider les gens à atteindre leurs objectifs sans limiter les choix possibles », et, ajoute-t-il, « en toute transparence » (on ne doit pas leur mentir). Le succès politique vient ensuite. En Grande-Bretagne d’abord, avec la création d’une Nudge Unit auprès du gouvernement Cameron en 2010, puis en 2014 avec la nomination de C. Sunstein auprès du gouvernement Obama. D’autres pays comme le Canada, le Danemark, la Hollande et le Chili font de même, tandis que le Japon, accablé par l’accident de Fukushima, se met aussi à l’heure du nudge. Principaux secteurs concernés : la fiscalité, l’épargne, la sécurité, la santé et l’environnement, domaines où l’intérêt particulier et l’intérêt général sont, assez facilement, conciliables.
Et en France ? Mesurer l’accueil fait à l’économie comportementale et au nudge n’est pas simple, du fait d’une tradition administrative plutôt fondée sur les réglementations contraignantes. Depuis 2010, divers rapports ont néanmoins fait une place au nudge en matière de santé et de réforme de l’administration centrale, notamment pour favoriser les déclarations fiscales en ligne. En politique, la mode fait son chemin : en 2016, l’ouvrage de Yann Algand et Thomas Cazenave (L’État en mode start-up), très ouvert à l’économie comportementale, était préfacé par un certain Emmanuel Macron. En 2017, T. Cazenave a pris la tête de la Direction interministérielle de la transformation publique. Le paysage des réformes reste néanmoins dominé par des mesures fiscales qui ne relèvent pas, c’est le moins qu’on puisse dire, du nudge. Quant au monde académique, ses réticences sont, comme le souligne un récent essai (3), assez nombreuses. Pour quelles raisons ? D’abord parce que l’économie comportementale accouche de mesures encore plus normatives que l’économie classique : elle nous propose tout simplement de remettre les acteurs peu rationnels que nous sommes dans un droit chemin tracé par des experts. Ensuite, parce qu’elle ne s’intéresse qu’à nos actes, comme si les idées et les valeurs qui les motivent n’avaient aucune importance : la défense des droits humains, l’égalité des sexes sont-ils des idéaux « nudgeables » ? Enfin, parce que, de ce fait, l’efficacité des nudges est confinée à des mesures techniques, et reste à prouver : diminuer la taille des verres dans les bistrots a-t-il jamais eu la moindre action contre l’alcoolisme ? Aussi, écrivent Henri Bergeron et ses collègues, l’économie comportementale ne détient pas la clé de tous les problèmes sociaux. Mais les nudges, eux, séduisent administrations et managers : à peu de frais, ils promettent de grands effets sans avoir à faire preuve d’autorité.
NOTES
1. Richard Thaler, Misbehaving. Les découvertes de l’économie comportementale, Seuil, 2018.
2. Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge, Vuibert, 2010.
3. Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Etienne Nouguez et Olivier Pilmis, Le Biais comportementaliste, Presses de Science Po,, 2018. |
En ligne : |
https://www.scienceshumaines.com/comportements-sous-influence_fr_40473.html |
Permalink : |
https://cs.iut.univ-tours.fr/index.php?lvl=notice_display&id=215055 |
in Sciences humaines > 312 (mars 2019) . - pp. 8-9
[article] Comportements sous influence [document électronique] / Jacques Journet, Auteur . - 2019 . - pp. 8-9. Langues : Français ( fre) in Sciences humaines > 312 (mars 2019) . - pp. 8-9
Mots-clés : |
COMPORTEMENT HUMAIN INFLUENCE PERSPECTIVE BIAIS |
Résumé : |
Le « nudge » – littéralement « coup de pouce » – consiste à réformer discrètement nos comportements, par exemple pour bouger plus, manger mieux ou payer nos impôts en temps et en heure.
Transformer un escalier de la gare Montparnasse, à Paris, en clavier de piano n’est pas une invention rigolote de cheminot mélomane : c’est le dernier cri en matière de politiques publiques et, dans la nouvelle langue des décideurs, cela s’appelle un nudge. Un nudge, c’est un « coup de pouce », en l’occurrence une sorte d’invitation à faire travailler ses mollets au lieu de se prélasser sur l’escalator. C’est a priori bon pour la santé du passager, sans que rien ne l’y oblige, et seul l’avenir dira si l’effet de ce dispositif musical valait la dépense. Car tout nudge est désormais l’objet d’un protocole d’observation serrée, signe s’il en est que ces petits trucs innocents sont les produits de quarante années de réflexion et d’expérimentation, lesquelles aspirent à fonder une nouvelle science de l’homme, celle de l’économie comportementale. Pour en comprendre le développement et le succès, rien de mieux que de se plonger dans l’autobiographie récemment traduite de l’économiste Richard Thaler (1), prix Nobel en 2017, et promoteur, avec le juriste Cass Sunstein, des politiques du nudge. À la fin des années 1970, R. Thaler est un jeune économiste atypique : il ne s’intéresse qu’aux « anomalies » des consommateurs et des marchés financiers. Pourquoi, pour l’achat d’une voiture, les gens préfèrent-ils une remise immédiate à un prêt plus intéressant à long terme ? Pourquoi les traders prennent-ils plus de risques le vendredi que le lundi ? Tout cela ne serait-il qu’une série d’accidents ? Mais non ! Deux psychologues israéliens, Daniel Kahneman et Amos Tversky, travaillent depuis des années sur des faits similaires en laboratoire.
La théorie des perspectives
Ils ont établi que leurs sujets sont affectés de biais de jugement systématiques, qui leur font choisir des solutions qui ne sont, en général, les meilleures ni pour eux ni pour autrui. Ils en ont même tiré une leçon générale : la « théorie des perspectives », selon laquelle beaucoup de nos décisions ne sont pas très rationnelles, mais néanmoins prévisibles. Pour R. Thaler, c’est pain bénit : transposer cela à la théorie économique classique en bouleverse les fondements, à savoir que l’être humain est un bon calculateur (qui met ses actes en conformité avec ses intérêts) et que, de ce fait, les marchés s’équilibrent (l’offre est conforme à la demande). Commence alors ce que R. Thaler décrit comme une « bataille académique ». De brèche en brèche, la théorie des perspectives gagne du terrain et des adeptes, parce qu’elle décrit comment les gens agissent vraiment, et non comment ils devraient agir. Pour autant, la résistance est forte, car les défenseurs de l’orthodoxie ont des arguments : après tout, ce ne sont que des faits de laboratoire, pas des généralités observées en vraie grandeur.
Avec le krach de Wall Street de 1987, déconnecté de tout facteur extraéconomique (guerre, bouleversement politique) les « comportementalistes » marquent des points. Ils ont une explication à cette crise imprévue : l’hypersensibilité des acteurs à la perspective d’une perte importante. Leur cause gagne des adeptes, d’autant que parmi les nobélisables, certains, comme Robert Shiller, reconnaissent que les bulles boursières sont fondées sur des « émotions », par définition irrationnelles. Toutefois, l’invention des nudges doit moins aux victoires théoriques des comportementalistes qu’aux désarrois des décideurs. R. Thaler et ses collègues n’ont jamais cessé de s’intéresser au citoyen lambda, en tant que consommateur et contribuable. Ainsi, dans les années 1990, ils sont consultés par les pouvoirs publics : aux État-Unis, nul n’est obligé de cotiser pour sa santé et pour sa retraite. Mais c’est souhaitable, de toute évidence. L’instrument classique, pour inciter à cotiser, c’est l’intérêt : en défiscalisant l’épargne-retraite, on stimule le salarié. Mais ça ne marche pas si bien que ça. R. Thaler a une autre idée : le choix par défaut, fondé sur la psychologie du « biais de dotation », qui dit que ce qui nous est attribué d’office est préféré à ce que nous pourrions avoir à choisir en échange. Après un temps, l’idée fait son chemin : les employeurs reconnaissent que proposer un plan d’épargne-retraite par défaut (c’est-à-dire automatique sauf si vous exigez autre chose) fait grimper le taux d’adhésion. C’est de ce genre de mesure microéconomique que naît, petit à petit, le pendant normatif de la théorie des perspectives, purement descriptive et critique de l’orthodoxie économique. Le principe est simple : puisque les gens ne prennent les meilleures décisions ni pour eux ni pour la collectivité, il existe des moyens psychologiques et non contraignants de les aider à le faire. Exemple : au début des années 2000, les services fiscaux britanniques ont du mal à recouvrer l’impôt des travailleurs indépendants en temps et en heure. R. Thaler leur suggère d’introduire dans leur courrier de relance une information sur le pourcentage minoritaire des payeurs en retard : les résultats sont immédiats.
Le biais de conformité
Au nom de quoi ? Du « biais de conformité », établi par des psychologues, selon lequel tout un chacun a tendance à se comparer, et se conformer, en l’absence de raisons explicites, aux normes de la majorité. CQFD : le nudge n’existe pas encore, mais c’est ça. Lorsque, quelques années plus tard, R. Thaler et C. Sunstein proposent un ouvrage commun à un éditeur (2), celui-ci leur fait comprendre que le « paternalisme libertaire » n’est pas un bon titre : le « coup de coude » (nudge), c’est plus sympathique. Affaire conclue. R. Thaler définit le nudge comme un moyen « d’aider les gens à atteindre leurs objectifs sans limiter les choix possibles », et, ajoute-t-il, « en toute transparence » (on ne doit pas leur mentir). Le succès politique vient ensuite. En Grande-Bretagne d’abord, avec la création d’une Nudge Unit auprès du gouvernement Cameron en 2010, puis en 2014 avec la nomination de C. Sunstein auprès du gouvernement Obama. D’autres pays comme le Canada, le Danemark, la Hollande et le Chili font de même, tandis que le Japon, accablé par l’accident de Fukushima, se met aussi à l’heure du nudge. Principaux secteurs concernés : la fiscalité, l’épargne, la sécurité, la santé et l’environnement, domaines où l’intérêt particulier et l’intérêt général sont, assez facilement, conciliables.
Et en France ? Mesurer l’accueil fait à l’économie comportementale et au nudge n’est pas simple, du fait d’une tradition administrative plutôt fondée sur les réglementations contraignantes. Depuis 2010, divers rapports ont néanmoins fait une place au nudge en matière de santé et de réforme de l’administration centrale, notamment pour favoriser les déclarations fiscales en ligne. En politique, la mode fait son chemin : en 2016, l’ouvrage de Yann Algand et Thomas Cazenave (L’État en mode start-up), très ouvert à l’économie comportementale, était préfacé par un certain Emmanuel Macron. En 2017, T. Cazenave a pris la tête de la Direction interministérielle de la transformation publique. Le paysage des réformes reste néanmoins dominé par des mesures fiscales qui ne relèvent pas, c’est le moins qu’on puisse dire, du nudge. Quant au monde académique, ses réticences sont, comme le souligne un récent essai (3), assez nombreuses. Pour quelles raisons ? D’abord parce que l’économie comportementale accouche de mesures encore plus normatives que l’économie classique : elle nous propose tout simplement de remettre les acteurs peu rationnels que nous sommes dans un droit chemin tracé par des experts. Ensuite, parce qu’elle ne s’intéresse qu’à nos actes, comme si les idées et les valeurs qui les motivent n’avaient aucune importance : la défense des droits humains, l’égalité des sexes sont-ils des idéaux « nudgeables » ? Enfin, parce que, de ce fait, l’efficacité des nudges est confinée à des mesures techniques, et reste à prouver : diminuer la taille des verres dans les bistrots a-t-il jamais eu la moindre action contre l’alcoolisme ? Aussi, écrivent Henri Bergeron et ses collègues, l’économie comportementale ne détient pas la clé de tous les problèmes sociaux. Mais les nudges, eux, séduisent administrations et managers : à peu de frais, ils promettent de grands effets sans avoir à faire preuve d’autorité.
NOTES
1. Richard Thaler, Misbehaving. Les découvertes de l’économie comportementale, Seuil, 2018.
2. Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge, Vuibert, 2010.
3. Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Etienne Nouguez et Olivier Pilmis, Le Biais comportementaliste, Presses de Science Po,, 2018. |
En ligne : |
https://www.scienceshumaines.com/comportements-sous-influence_fr_40473.html |
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