[article]
Titre : |
Enfants d'immigrés, les clés de la réussite. Entretien avec Stéphane Beaud |
Type de document : |
texte imprimé |
Auteurs : |
Stéphane Beaud (1958-...) , Personne interviewée ; Maud Navarre (1985-...), Intervieweur |
Année de publication : |
2018 |
Article en page(s) : |
pp. 6-9 |
Note générale : |
Dans La France des Belhoumi (La Découverte, 2018), Stéphane Beaud retrace l’histoire d’une famille d’immigrés algériens. Le sociologue enquête à partir des témoignages que lui ont livrés les membres de la famille. Il montre au fil des pages comment l’histoire singulière de la famille s’entrechoque avec les transformations sociales que connaissent les immigrés et leurs descendants à partir de la fin des années 1970 (développement du racisme, de la précarité, tentation du repli communautaire…). Malgré ces difficultés, les huit enfants de la famille Belhoumi occupent aujourd’hui des emplois stables (CDI, fonctionnaire).
Le père a migré en France au début des années 1970, pour venir travailler dans le BTP. La France encourageait alors l’immigration économique. La mère et les deux premiers enfants ont obtenu le droit de le rejoindre en 1977, grâce au regroupement familial. Dès les années 1980, M. Belhoumi doit interrompre sa carrière professionnelle à cause de problèmes de santé. Il est reconnu en invalidité professionnelle. Avec sa femme, ils donnent naissance à six autres enfants. L’épouse, d’abord au foyer, choisit de travailler comme agent d’entretien dans les années 1990. Elle assure ainsi un surcroît de revenus au foyer.
S. Beaud explique la trajectoire sociale ascendante des enfants en rappelant des critères déjà bien connus comme l’influence de l’éducation familiale et du parcours scolaire. L’entraide familiale tient une place majeure. Les deux sœurs aînées agissent comme de véritables relais éducatifs des parents. Elles guident les autres enfants, leur évitent les pièges du quartier et de la délinquance. Elles leur donnent des clés pour obtenir un emploi (affûter son CV à l’aide des formules qui conviennent, techniques de recherche d’emploi et pour préparer un entretien d’embauche…).
L’ouvrage confirme aussi quelques acquis des études de genre, notamment la meilleure réussite des filles à l’école. L’éducation de ces dernières est moins permissive que celle des garçons. Le soir, elles aident leur mère à préparer les repas des dix membres de la famille. Elles ne peuvent pas sortir. Les contacts avec les jeunes du quartier sont limités, d’autant plus qu’elles ne fréquentent pas la même école qu’eux. Leur habitation se situe en limite du zonage scolaire, entre la cité et un quartier pavillonnaire. Elles sont scolarisées dans l’école du quartier résidentiel, plus mixte que celle de la cité. Les aînées n’ont pas beaucoup de temps pour étudier. Sans chambre individuelle, ni salon (domaine du père), les devoirs se font sur la table de la cuisine, après le dîner. Les bons résultats scolaires leur permettent de demander des options rares dans des lycées plus prestigieux que ceux de leur secteur. Au contact de la mixité sociale dans ces établissements, elles élargissent leur vision du monde et envisagent un autre avenir que celui moins optimiste des jeunes de leur quartier.
L’analyse fine du sociologue permet de distinguer deux générations d’enfants d’immigrés. La première, celle des deux aînées, bénéficie d’un climat scolaire favorable (notamment des institutrices engagées durablement dans la réussite scolaire des enfants de cité et des moyens matériels pour y parvenir), d’un encadrement de la jeunesse du quartier (présence d’équipements et d’éducateurs sociaux…) et d’opportunités d’embauches. La seconde en profite moins.
La France des Belhoumi restitue les acquis des recherches de ces dernières années sous la forme du storytelling (récit), ce qui les rend accessibles à un large public. ●
Les noms et prénoms des membres de la famille ont été changés par le sociologue pour préserver leur anonymat.
BIBLIOGRAPHIE
Stéphane Beaud est professeur de sociologie à l’Université de Poitiers. Diplômé d’un doctorat de l’EHESS, il s’intéresse aux enfants d’origine populaire, notamment immigrée. Il a consacré plusieurs livres à ce sujet, parmi lesquels :
Retour sur la condition ouvrière : enquêtes aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard
(Fayard, 1999) avec le sociologue Michel Pialoux.
80 % au Bac et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire
(La Découverte, 2002).
Affreux, riches et méchants ? Un autre regard sur les Bleus
(La Découverte, 2014) avec Philippe Guimard.
La France des Belhoumi. Portraits de familles
(La Découverte, 2018). |
Langues : |
Français (fre) |
Mots-clés : |
EXCLUSION/PRECARITE/PAUVRETE immigration scolarité insertion professionnelle sociologie classes populaires Beaud |
Résumé : |
Le sociologue Stéphane Beaud observe depuis plusieurs années les parcours d’enfants de milieux populaires, en particulier immigrés. Il retrace dans cet entretien ses motivations, sa démarche et les principaux résultats de ses recherches. |
Note de contenu : |
Le sociologue Stéphane Beaud observe depuis plusieurs années les parcours d’enfants de milieux populaires, en particulier immigrés. Il retrace dans cet entretien ses motivations, sa démarche et les principaux résultats de ses recherches.
Un fil conducteur guide vos recherches : la question de l’insertion des jeunes d’origine populaire. Pourquoi avez-vous choisi d’étudier ce sujet en particulier ?
J’ai une formation d’économiste. Je me suis converti à la sociologie progressivement, pendant mes études à Sciences Po. Puis, j’ai passé le concours de l’agrégation pour être professeur de sciences économiques et sociales. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser vraiment à la sociologie : j’ai lu Pierre Bourdieu et les travaux sur les classes populaires de Michel Pialoux, notamment son article dans les Actes de la recherche sur les jeunes intérimaires.
Il y a un arrière-fond biographique aussi à mes travaux : adolescent, j’ai constaté par moi-même l’élimination scolaire des enfants de milieu populaire. Lorsque j’étais au collège, mes copains de foot de familles populaires étaient tous orientés en CAP alors que des enfants de milieux plus favorisés allaient au lycée général. Entre les lycées techniques et les lycées généraux, il existait une barrière symbolique, mais on n’en parlait pas.
Pour revenir à mon parcours de recherche, j’ai réalisé ma thèse de 1988 à 1995 en travaillant avec M. Pialoux auprès des enfants d’ouvriers de Sochaux-Montbéliard, un bastion industriel. Ma recherche posait la question suivante : que deviennent les enfants d’ouvriers alors que les usines dans lesquelles travaillaient leurs parents ne recrutent plus ? Quelles perspectives professionnelles et personnelles s’offrent à eux ? J’ai continué mes recherches dans cette voie : l’insertion professionnelle, l’influence de la famille et des réseaux de sociabilité (le quartier, les associations, les clubs de sport…). Le sujet s’est imposé à moi.
Quand avez-vous commencé à vous préoccuper de la situation des enfants d’immigrés ?
J’aborde la question de l’immigration lors de ce travail de thèse. À cette période, dans les années 1990, je m’aperçois que les enfants d’immigrés sont en quête de reconnaissance. Ils acceptent volontiers de venir me parler, pour témoigner, pour raconter leur vie et surtout, pour être perçus autrement. Il faut rappeler le contexte. Dès les années 1980, avec la Marche des beurs, la deuxième génération d’immigrés émerge dans l’espace public. Ils essaient de s’intégrer face à la montée du chômage, mais une partie de la société se crispe à leur égard. Ils dénoncent le racisme qu’ils vivent. Le Front national émerge dans les urnes.
Un autre fait marquant explique cette demande de reconnaissance. En 1995, les terroristes islamistes Khaled Kelkal (beur de la banlieue lyonnaise) et Boualem Bensaïd commettent les attentats du métro Saint-Michel. Cette ambiance particulière est pesante pour les immigrés algériens et leurs descendants. Ils découvrent les contrecoups du terrorisme à travers le regard réprobateur qu’adoptent certaines franges de la population.
Comment cette caractéristique, le fait d’être un enfant d’immigrés, influence-t-elle leur vie ?
Comme les enfants de milieu populaire, leur parcours scolaire et professionnel n’est pas linéaire. Ces jeunes rencontrent aussi des difficultés spécifiques, en raison de leurs origines. Les travaux des historiens Gérard Noiriel ou encore ceux du sociologue Abdelmalek Sayad ont bien montré que jusqu’à la fin des années 1970, les immigrés d’origine maghrébine s’intégraient à la société française par le travail, vaille que vaille. Depuis le 19e siècle, le travail favorise l’intégration, que ce soit les Italiens, les Polonais, les Espagnols, ou les autres. Le travail crée des sociabilités (amis, etc.), donne accès à des loisirs ou encore permet de fonder une famille. Pourtant, dans les années 1980-1990, ce moteur d’intégration, l’emploi, s’est enrayé. En 2014, 43 % des jeunes de 18 à 24 ans d’origine maghrébine, qui sont sortis du système scolaire, sont au chômage (Portrait social de l’Insee). Ils ont du mal aujourd’hui à accéder à des emplois stables. Ils passent par des jobs précaires, des périodes de chômage. Ils n’ont jamais vraiment le sentiment d’avoir une place stable.
Jusque dans les années 1990, les acteurs sociaux (animateurs, médiateurs, éducateurs de rue…) « tenaient » les jeunes des quartiers dans une certaine mesure. Ils leur donnaient des clés pour pallier la montée de la précarité (aide pour rédiger un CV, pour chercher un job…). Ils permettaient aux jeunes de continuer à croire qu’ils pourraient s’insérer et vivre pleinement dans la société, en faisant des efforts pour trouver un emploi stable. Depuis le début des années 2000, l’action essentielle de ces médiateurs sociaux devient plus difficile. Les missions locales pour l’emploi ont perdu de leur influence. Les pouvoirs publics restreignent ces services à la population. En parallèle, la ségrégation sociale et spatiale s’est fortement aggravée, le prosélytisme religieux s’est développé dans les quartiers de relégation sociale. La religion, ici l’islam, devient un « recours », comme le dit la sociologue Nathalie Kakpo, une sorte de solution face à l’absence de perspectives professionnelles. Elle redonne du sens à ceux qui connaissent la précarité, les jobs mal payés et difficiles. Pour ceux qui n’ont pas de bons diplômes et ne se voient pas d’avenir, la religion offre des ressources morales et inculque des valeurs. Bref, la religion leur donne les moyens d’endosser une identité positive – celle de « musulmans ».
Votre dernier livre, La France des Belhoumi, se lit davantage comme un roman familial que comme un ouvrage de sciences humaines. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire un livre sous cette forme ?
La vie sociale peut être romanesque. L’écriture du sociologue correspond à une façon scientifique de présenter la réalité, mais elle peut rebuter les non-initiés. J’avais envie d’écrire un livre d’utilité publique. Ce souhait recoupait celui de la famille Belhoumi. Nous avons voulu écrire un livre pour présenter un autre regard sur les enfants d’immigrés, pour montrer qu’ils sont des enfants de France comme les autres. Ils ne veulent pas être assimilés à des terroristes potentiels. Ils souffrent de ce regard devenu terriblement suspicieux à leur encontre. Les attentats récents ont conduit à stigmatiser, à les mettre à l’écart. Il m’est paru nécessaire de le raconter dans ce livre qui se présente comme une biographie familiale. Même si leurs agissements ont un énorme impact, il faut rappeler que les jihadistes d’origine immigrée ne représentent qu’une infime minorité des 25 % d’immigrés et de leurs enfants qui constituent aujourd’hui la population française.
Pensez-vous que les enfants d’immigrés subissent tous de la même manière ces discriminations racistes ?
Il y a un double clivage : de génération et de genre. C’est visible dans le livre. Les parcours des huit enfants de la fratrie ne sont pas homogènes. Les deux aînées, nées dans les années 1970 en Algérie, s’en sortent mieux que les cadets nés dans les années 1980. Les conditions de scolarité et les débouchés professionnels ne sont pas les mêmes. Dans le premier cas, elles sont plus favorables. Les sociabilités dans le quartier évoluent avec l’émergence d’une petite délinquance dans les années 1980-1990. Les filles aînées en sont protégées car ce sont des filles et l’éducation parentale limite leurs sorties. Ce n’est pas le cas des garçons dont les sorties sont moins contrôlées. Ils sont davantage au contact d’autres jeunes qui ressassent les difficultés qu’ils vivent et basculent pour certains dans la délinquance.
Votre livre analyse finement les facteurs favorisant l’insertion professionnelle des jeunes immigrés : l’éducation familiale, l’entraide dans la fratrie, les choix scolaires, les relations de voisinage… Qu’est-ce qui est le plus déterminant ?
L’école et la famille, surtout la solidarité dans la fratrie, sont les clés de la réussite des jeunes d’origine immigrée. Par exemple, dans le livre, Samira évoque abondamment le fait que malgré l’échec scolaire qui a pénalisé ses frères, ce qui leur a permis de s’en sortir, c’est l’entraide familiale. Le soutien des deux aînées en particulier est déterminant. Dans les familles nombreuses, les aînés peuvent jouer ce rôle de soutien éducatif, de relais à l’éducation des parents. Quand il y a des enfants en difficulté, les autres frères et sœurs soutiennent. Les parents jouent aussi un rôle important, bien que plus complexe. La mère est diplômée, elle parle bien français. C’est elle qui aurait dû logiquement soutenir les enfants dans leur scolarité. Pourtant, elle s’en occupe peu car elle considère que ses filles doivent avant tout se marier et fonder une famille. En fait, c’est le père qui encourage ses enfants à faire des études. C’est un peu paradoxal pour quelqu’un qui est perçu comme analphabète – en réalité, il parle mal français – et qui est reconnu invalide professionnellement. Le père joue le rôle de berger : il est toujours présent pour guider ses enfants. Quand il n’y arrive pas de lui-même, les deux sœurs aînées lui viennent en aide. Les parents et les deux filles aînées exercent un travail d’enveloppement, d’encadrement des six autres enfants. Il ne faut pas oublier que dans ce contexte des années 1980-1990, avec le chômage, la délinquance dans les quartiers, élever des enfants est périlleux. Il faut que ces enfants soient bordés, encadrés… Il y a un travail commun des parents, relayé par les sœurs aînées, pour éviter que les garçons ne basculent dans la délinquance, alors qu’elle est en bas de leur immeuble, dans leur quartier.
Cette figure du père, présente et encadrante, ce n’est pas commun…
Ce type d’enquête devrait inciter à voir un peu plus loin que ce qu’on voit souvent : des familles comme celle de Mohammed Mérah avec des parents absents, divorcés, un père violent… Ces cas existent, mais des pères comme monsieur Belhoumi ne sont pas marginaux. L’état d’esprit de ce dernier est assez représentatif de certains pères immigrés algériens, turcs ou marocains. Ces pères veulent préserver leur honneur social. Ils ne peuvent accepter de voir débarquer la police à la maison à cause des frasques de leurs enfants. C’est l’image de la famille qui est en jeu. Les parents veillent donc à ce que leurs enfants « filent droit ».
Contrairement à vos précédentes études centrées sur les jeunes hommes, les femmes, en particulier les deux aînées, occupent une place centrale dans ce récit de l’histoire familiale. Pourquoi ?
On me reprochait de n’étudier que des garçons… Ce n’est pas forcément volontaire. Lors de mes précédentes études, eux venaient me parler spontanément. Pour ma thèse, j’ai voulu faire des entretiens avec des jeunes femmes, mais c’était compliqué. Je me souviens m’être entretenu avec une jeune fille de 15-16 ans… Les parents ont surveillé pendant toute la durée de la discussion (trois heures !). Ils attendaient dans la cuisine. Régulièrement, ils venaient demander si on avait fini… Difficile pour la jeune fille de parler dans ces conditions ! Pour cette enquête, au contraire, une jeune femme m’a sollicitée. Ses sœurs et elles ont constitué le point d’entrée. Et elles se sont révélées être des actrices majeures du roman familial.
Pensez-vous prolonger ces recherches ? Comment ?
J’espère faire un deuxième tome du livre La France des Belhoumi, un livre cosigné avec Samira, l’aînée. Le thème qui m’intéresse en particulier, c’est la question de l’intersectionnalité. En quoi la race, le genre et la classe impactent-ils le vécu individuel ? Ces trois caractéristiques agissent-elles de concert ou séparément ? Il existe aujourd’hui des débats assez vifs entre les chercheurs. On ne parvient pas encore à identifier l’influence respective de chacune de ces caractéristiques. C’est un enjeu majeur pour les sociologues aujourd’hui. ● |
En ligne : |
https://www.scienceshumaines.com/enfants-d-immigres-les-cles-de-la-reussite-entr [...] |
Permalink : |
https://cs.iut.univ-tours.fr/index.php?lvl=notice_display&id=199194 |
in Les Grands dossiers des sciences humaines / BU de l'IUT et Cairn.info > n° 51 (juin-juillet-août 2018) . - pp. 6-9
[article] Enfants d'immigrés, les clés de la réussite. Entretien avec Stéphane Beaud [texte imprimé] / Stéphane Beaud (1958-...)  , Personne interviewée ; Maud Navarre (1985-...), Intervieweur . - 2018 . - pp. 6-9. Dans La France des Belhoumi (La Découverte, 2018), Stéphane Beaud retrace l’histoire d’une famille d’immigrés algériens. Le sociologue enquête à partir des témoignages que lui ont livrés les membres de la famille. Il montre au fil des pages comment l’histoire singulière de la famille s’entrechoque avec les transformations sociales que connaissent les immigrés et leurs descendants à partir de la fin des années 1970 (développement du racisme, de la précarité, tentation du repli communautaire…). Malgré ces difficultés, les huit enfants de la famille Belhoumi occupent aujourd’hui des emplois stables (CDI, fonctionnaire).
Le père a migré en France au début des années 1970, pour venir travailler dans le BTP. La France encourageait alors l’immigration économique. La mère et les deux premiers enfants ont obtenu le droit de le rejoindre en 1977, grâce au regroupement familial. Dès les années 1980, M. Belhoumi doit interrompre sa carrière professionnelle à cause de problèmes de santé. Il est reconnu en invalidité professionnelle. Avec sa femme, ils donnent naissance à six autres enfants. L’épouse, d’abord au foyer, choisit de travailler comme agent d’entretien dans les années 1990. Elle assure ainsi un surcroît de revenus au foyer.
S. Beaud explique la trajectoire sociale ascendante des enfants en rappelant des critères déjà bien connus comme l’influence de l’éducation familiale et du parcours scolaire. L’entraide familiale tient une place majeure. Les deux sœurs aînées agissent comme de véritables relais éducatifs des parents. Elles guident les autres enfants, leur évitent les pièges du quartier et de la délinquance. Elles leur donnent des clés pour obtenir un emploi (affûter son CV à l’aide des formules qui conviennent, techniques de recherche d’emploi et pour préparer un entretien d’embauche…).
L’ouvrage confirme aussi quelques acquis des études de genre, notamment la meilleure réussite des filles à l’école. L’éducation de ces dernières est moins permissive que celle des garçons. Le soir, elles aident leur mère à préparer les repas des dix membres de la famille. Elles ne peuvent pas sortir. Les contacts avec les jeunes du quartier sont limités, d’autant plus qu’elles ne fréquentent pas la même école qu’eux. Leur habitation se situe en limite du zonage scolaire, entre la cité et un quartier pavillonnaire. Elles sont scolarisées dans l’école du quartier résidentiel, plus mixte que celle de la cité. Les aînées n’ont pas beaucoup de temps pour étudier. Sans chambre individuelle, ni salon (domaine du père), les devoirs se font sur la table de la cuisine, après le dîner. Les bons résultats scolaires leur permettent de demander des options rares dans des lycées plus prestigieux que ceux de leur secteur. Au contact de la mixité sociale dans ces établissements, elles élargissent leur vision du monde et envisagent un autre avenir que celui moins optimiste des jeunes de leur quartier.
L’analyse fine du sociologue permet de distinguer deux générations d’enfants d’immigrés. La première, celle des deux aînées, bénéficie d’un climat scolaire favorable (notamment des institutrices engagées durablement dans la réussite scolaire des enfants de cité et des moyens matériels pour y parvenir), d’un encadrement de la jeunesse du quartier (présence d’équipements et d’éducateurs sociaux…) et d’opportunités d’embauches. La seconde en profite moins.
La France des Belhoumi restitue les acquis des recherches de ces dernières années sous la forme du storytelling (récit), ce qui les rend accessibles à un large public. ●
Les noms et prénoms des membres de la famille ont été changés par le sociologue pour préserver leur anonymat.
BIBLIOGRAPHIE
Stéphane Beaud est professeur de sociologie à l’Université de Poitiers. Diplômé d’un doctorat de l’EHESS, il s’intéresse aux enfants d’origine populaire, notamment immigrée. Il a consacré plusieurs livres à ce sujet, parmi lesquels :
Retour sur la condition ouvrière : enquêtes aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard
(Fayard, 1999) avec le sociologue Michel Pialoux.
80 % au Bac et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire
(La Découverte, 2002).
Affreux, riches et méchants ? Un autre regard sur les Bleus
(La Découverte, 2014) avec Philippe Guimard.
La France des Belhoumi. Portraits de familles
(La Découverte, 2018). Langues : Français ( fre) in Les Grands dossiers des sciences humaines / BU de l'IUT et Cairn.info > n° 51 (juin-juillet-août 2018) . - pp. 6-9
Mots-clés : |
EXCLUSION/PRECARITE/PAUVRETE immigration scolarité insertion professionnelle sociologie classes populaires Beaud |
Résumé : |
Le sociologue Stéphane Beaud observe depuis plusieurs années les parcours d’enfants de milieux populaires, en particulier immigrés. Il retrace dans cet entretien ses motivations, sa démarche et les principaux résultats de ses recherches. |
Note de contenu : |
Le sociologue Stéphane Beaud observe depuis plusieurs années les parcours d’enfants de milieux populaires, en particulier immigrés. Il retrace dans cet entretien ses motivations, sa démarche et les principaux résultats de ses recherches.
Un fil conducteur guide vos recherches : la question de l’insertion des jeunes d’origine populaire. Pourquoi avez-vous choisi d’étudier ce sujet en particulier ?
J’ai une formation d’économiste. Je me suis converti à la sociologie progressivement, pendant mes études à Sciences Po. Puis, j’ai passé le concours de l’agrégation pour être professeur de sciences économiques et sociales. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser vraiment à la sociologie : j’ai lu Pierre Bourdieu et les travaux sur les classes populaires de Michel Pialoux, notamment son article dans les Actes de la recherche sur les jeunes intérimaires.
Il y a un arrière-fond biographique aussi à mes travaux : adolescent, j’ai constaté par moi-même l’élimination scolaire des enfants de milieu populaire. Lorsque j’étais au collège, mes copains de foot de familles populaires étaient tous orientés en CAP alors que des enfants de milieux plus favorisés allaient au lycée général. Entre les lycées techniques et les lycées généraux, il existait une barrière symbolique, mais on n’en parlait pas.
Pour revenir à mon parcours de recherche, j’ai réalisé ma thèse de 1988 à 1995 en travaillant avec M. Pialoux auprès des enfants d’ouvriers de Sochaux-Montbéliard, un bastion industriel. Ma recherche posait la question suivante : que deviennent les enfants d’ouvriers alors que les usines dans lesquelles travaillaient leurs parents ne recrutent plus ? Quelles perspectives professionnelles et personnelles s’offrent à eux ? J’ai continué mes recherches dans cette voie : l’insertion professionnelle, l’influence de la famille et des réseaux de sociabilité (le quartier, les associations, les clubs de sport…). Le sujet s’est imposé à moi.
Quand avez-vous commencé à vous préoccuper de la situation des enfants d’immigrés ?
J’aborde la question de l’immigration lors de ce travail de thèse. À cette période, dans les années 1990, je m’aperçois que les enfants d’immigrés sont en quête de reconnaissance. Ils acceptent volontiers de venir me parler, pour témoigner, pour raconter leur vie et surtout, pour être perçus autrement. Il faut rappeler le contexte. Dès les années 1980, avec la Marche des beurs, la deuxième génération d’immigrés émerge dans l’espace public. Ils essaient de s’intégrer face à la montée du chômage, mais une partie de la société se crispe à leur égard. Ils dénoncent le racisme qu’ils vivent. Le Front national émerge dans les urnes.
Un autre fait marquant explique cette demande de reconnaissance. En 1995, les terroristes islamistes Khaled Kelkal (beur de la banlieue lyonnaise) et Boualem Bensaïd commettent les attentats du métro Saint-Michel. Cette ambiance particulière est pesante pour les immigrés algériens et leurs descendants. Ils découvrent les contrecoups du terrorisme à travers le regard réprobateur qu’adoptent certaines franges de la population.
Comment cette caractéristique, le fait d’être un enfant d’immigrés, influence-t-elle leur vie ?
Comme les enfants de milieu populaire, leur parcours scolaire et professionnel n’est pas linéaire. Ces jeunes rencontrent aussi des difficultés spécifiques, en raison de leurs origines. Les travaux des historiens Gérard Noiriel ou encore ceux du sociologue Abdelmalek Sayad ont bien montré que jusqu’à la fin des années 1970, les immigrés d’origine maghrébine s’intégraient à la société française par le travail, vaille que vaille. Depuis le 19e siècle, le travail favorise l’intégration, que ce soit les Italiens, les Polonais, les Espagnols, ou les autres. Le travail crée des sociabilités (amis, etc.), donne accès à des loisirs ou encore permet de fonder une famille. Pourtant, dans les années 1980-1990, ce moteur d’intégration, l’emploi, s’est enrayé. En 2014, 43 % des jeunes de 18 à 24 ans d’origine maghrébine, qui sont sortis du système scolaire, sont au chômage (Portrait social de l’Insee). Ils ont du mal aujourd’hui à accéder à des emplois stables. Ils passent par des jobs précaires, des périodes de chômage. Ils n’ont jamais vraiment le sentiment d’avoir une place stable.
Jusque dans les années 1990, les acteurs sociaux (animateurs, médiateurs, éducateurs de rue…) « tenaient » les jeunes des quartiers dans une certaine mesure. Ils leur donnaient des clés pour pallier la montée de la précarité (aide pour rédiger un CV, pour chercher un job…). Ils permettaient aux jeunes de continuer à croire qu’ils pourraient s’insérer et vivre pleinement dans la société, en faisant des efforts pour trouver un emploi stable. Depuis le début des années 2000, l’action essentielle de ces médiateurs sociaux devient plus difficile. Les missions locales pour l’emploi ont perdu de leur influence. Les pouvoirs publics restreignent ces services à la population. En parallèle, la ségrégation sociale et spatiale s’est fortement aggravée, le prosélytisme religieux s’est développé dans les quartiers de relégation sociale. La religion, ici l’islam, devient un « recours », comme le dit la sociologue Nathalie Kakpo, une sorte de solution face à l’absence de perspectives professionnelles. Elle redonne du sens à ceux qui connaissent la précarité, les jobs mal payés et difficiles. Pour ceux qui n’ont pas de bons diplômes et ne se voient pas d’avenir, la religion offre des ressources morales et inculque des valeurs. Bref, la religion leur donne les moyens d’endosser une identité positive – celle de « musulmans ».
Votre dernier livre, La France des Belhoumi, se lit davantage comme un roman familial que comme un ouvrage de sciences humaines. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire un livre sous cette forme ?
La vie sociale peut être romanesque. L’écriture du sociologue correspond à une façon scientifique de présenter la réalité, mais elle peut rebuter les non-initiés. J’avais envie d’écrire un livre d’utilité publique. Ce souhait recoupait celui de la famille Belhoumi. Nous avons voulu écrire un livre pour présenter un autre regard sur les enfants d’immigrés, pour montrer qu’ils sont des enfants de France comme les autres. Ils ne veulent pas être assimilés à des terroristes potentiels. Ils souffrent de ce regard devenu terriblement suspicieux à leur encontre. Les attentats récents ont conduit à stigmatiser, à les mettre à l’écart. Il m’est paru nécessaire de le raconter dans ce livre qui se présente comme une biographie familiale. Même si leurs agissements ont un énorme impact, il faut rappeler que les jihadistes d’origine immigrée ne représentent qu’une infime minorité des 25 % d’immigrés et de leurs enfants qui constituent aujourd’hui la population française.
Pensez-vous que les enfants d’immigrés subissent tous de la même manière ces discriminations racistes ?
Il y a un double clivage : de génération et de genre. C’est visible dans le livre. Les parcours des huit enfants de la fratrie ne sont pas homogènes. Les deux aînées, nées dans les années 1970 en Algérie, s’en sortent mieux que les cadets nés dans les années 1980. Les conditions de scolarité et les débouchés professionnels ne sont pas les mêmes. Dans le premier cas, elles sont plus favorables. Les sociabilités dans le quartier évoluent avec l’émergence d’une petite délinquance dans les années 1980-1990. Les filles aînées en sont protégées car ce sont des filles et l’éducation parentale limite leurs sorties. Ce n’est pas le cas des garçons dont les sorties sont moins contrôlées. Ils sont davantage au contact d’autres jeunes qui ressassent les difficultés qu’ils vivent et basculent pour certains dans la délinquance.
Votre livre analyse finement les facteurs favorisant l’insertion professionnelle des jeunes immigrés : l’éducation familiale, l’entraide dans la fratrie, les choix scolaires, les relations de voisinage… Qu’est-ce qui est le plus déterminant ?
L’école et la famille, surtout la solidarité dans la fratrie, sont les clés de la réussite des jeunes d’origine immigrée. Par exemple, dans le livre, Samira évoque abondamment le fait que malgré l’échec scolaire qui a pénalisé ses frères, ce qui leur a permis de s’en sortir, c’est l’entraide familiale. Le soutien des deux aînées en particulier est déterminant. Dans les familles nombreuses, les aînés peuvent jouer ce rôle de soutien éducatif, de relais à l’éducation des parents. Quand il y a des enfants en difficulté, les autres frères et sœurs soutiennent. Les parents jouent aussi un rôle important, bien que plus complexe. La mère est diplômée, elle parle bien français. C’est elle qui aurait dû logiquement soutenir les enfants dans leur scolarité. Pourtant, elle s’en occupe peu car elle considère que ses filles doivent avant tout se marier et fonder une famille. En fait, c’est le père qui encourage ses enfants à faire des études. C’est un peu paradoxal pour quelqu’un qui est perçu comme analphabète – en réalité, il parle mal français – et qui est reconnu invalide professionnellement. Le père joue le rôle de berger : il est toujours présent pour guider ses enfants. Quand il n’y arrive pas de lui-même, les deux sœurs aînées lui viennent en aide. Les parents et les deux filles aînées exercent un travail d’enveloppement, d’encadrement des six autres enfants. Il ne faut pas oublier que dans ce contexte des années 1980-1990, avec le chômage, la délinquance dans les quartiers, élever des enfants est périlleux. Il faut que ces enfants soient bordés, encadrés… Il y a un travail commun des parents, relayé par les sœurs aînées, pour éviter que les garçons ne basculent dans la délinquance, alors qu’elle est en bas de leur immeuble, dans leur quartier.
Cette figure du père, présente et encadrante, ce n’est pas commun…
Ce type d’enquête devrait inciter à voir un peu plus loin que ce qu’on voit souvent : des familles comme celle de Mohammed Mérah avec des parents absents, divorcés, un père violent… Ces cas existent, mais des pères comme monsieur Belhoumi ne sont pas marginaux. L’état d’esprit de ce dernier est assez représentatif de certains pères immigrés algériens, turcs ou marocains. Ces pères veulent préserver leur honneur social. Ils ne peuvent accepter de voir débarquer la police à la maison à cause des frasques de leurs enfants. C’est l’image de la famille qui est en jeu. Les parents veillent donc à ce que leurs enfants « filent droit ».
Contrairement à vos précédentes études centrées sur les jeunes hommes, les femmes, en particulier les deux aînées, occupent une place centrale dans ce récit de l’histoire familiale. Pourquoi ?
On me reprochait de n’étudier que des garçons… Ce n’est pas forcément volontaire. Lors de mes précédentes études, eux venaient me parler spontanément. Pour ma thèse, j’ai voulu faire des entretiens avec des jeunes femmes, mais c’était compliqué. Je me souviens m’être entretenu avec une jeune fille de 15-16 ans… Les parents ont surveillé pendant toute la durée de la discussion (trois heures !). Ils attendaient dans la cuisine. Régulièrement, ils venaient demander si on avait fini… Difficile pour la jeune fille de parler dans ces conditions ! Pour cette enquête, au contraire, une jeune femme m’a sollicitée. Ses sœurs et elles ont constitué le point d’entrée. Et elles se sont révélées être des actrices majeures du roman familial.
Pensez-vous prolonger ces recherches ? Comment ?
J’espère faire un deuxième tome du livre La France des Belhoumi, un livre cosigné avec Samira, l’aînée. Le thème qui m’intéresse en particulier, c’est la question de l’intersectionnalité. En quoi la race, le genre et la classe impactent-ils le vécu individuel ? Ces trois caractéristiques agissent-elles de concert ou séparément ? Il existe aujourd’hui des débats assez vifs entre les chercheurs. On ne parvient pas encore à identifier l’influence respective de chacune de ces caractéristiques. C’est un enjeu majeur pour les sociologues aujourd’hui. ● |
En ligne : |
https://www.scienceshumaines.com/enfants-d-immigres-les-cles-de-la-reussite-entr [...] |
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