[article]
Titre : |
Qu'est-ce que le jihad ? |
Type de document : |
document électronique |
Auteurs : |
Bernard Rougier, Auteur |
Année de publication : |
2015 |
Article en page(s) : |
pp. 16-17 |
Note générale : |
Les raisons du succès de Daesh
Le succès de l’« État islamique » provient de plusieurs facteurs. L’organisation jihadiste exploite d’abord les effets en milieu sunnite d’une domination iranienne qui s’étend aujourd’hui du Golfe à la Méditerranée. Cette hégémonie régionale s’est traduite par 
la promotion d’élites chiites 
en Irak et au Liban – et par 
la conservation du pouvoir alaouite en Syrie après trois années de guerre civile. 
Le jihadisme est ainsi parvenu, 
au fil des années, à s’approprier 
un confessionnalisme sunnite d’autant plus exacerbé qu’il ne pouvait espérer un quelconque partage du pouvoir dans l’un 
de ces trois pays. Incapables de défendre leur communauté, faute d’un soutien extérieur, 
les élites sunnites ont été discréditées par une participation stérile au jeu politique, dont elles ne pouvaient rien tirer en termes de ressources pour leur base communautaire. En Irak, c’est l’alliance de trois frustrations qui font la force de Daesh : 
d’anciens soldats de Saddam Hussein en rupture 
de ban depuis la dissolution 
de l’armée en 2003, des tribus frustrées par le manque d’accès à l’État, et des idéologues jihadistes adeptes de l’ultraviolence. Daesh exploite ainsi – et c’est une autre raison de son succès – une révolution sociale proprement sunnite, au terme de laquelle des éléments jeunes, peu diplômés, marginalisés socialement, parviennent à devenir chefs de quartier ou juges religieux. 
La symbolique jihadiste leur donne les moyens de renverser les anciennes hiérarchies sociales, puisque le jihad s’apparente à une mobilisation permanente au nom de la défense de l’islam face 
à ses nombreux ennemis. L‘égorgement d’otages occidentaux a provoqué des frappes aériennes occidentales dont l’effet est de renforcer 
la cohésion de cette alliance hétéroclite et de susciter 
de nouveaux ralliements. |
Langues : |
Français (fre) |
Mots-clés : |
Religious conflicts Conflicto religioso mouvement islamiste JIHAD : CONCEPT RADICALISME |
Résumé : |
L’« État islamique » (ou Daesh) réunit et radicalise deux conceptions du jihad :
l’islam privatisé d’Abdallah Azzam,
et le jihad mondialisé d’Oussama Ben Laden.
Avant d’être un appel à la lutte contre un ennemi extérieur à l’islam, le jihad – « combat sacré dans la voie de Dieu » – a d’abord été la principale arme conceptuelle utilisée par les docteurs de la loi contre le pouvoir califal à partir du 8e siècle. La question était alors de savoir qui pouvait prétendre parler au nom de la collectivité des croyants. Après leur accession au pouvoir en 750, les Abbassides considéraient qu’ils étaient les dépositaires exclusifs de la légitimité religieuse. À ce titre, il leur incombait de déclarer la guerre et de définir l’ennemi.
À la même période, des savants religieux construisirent la notion de « communauté des croyants » (oumma) pour exciper du droit de parler, eux aussi, au nom de la religion. Ces « oulémas » (docteurs de la loi) se mirent à compiler les paroles, actes et attitudes du Prophète (hadith) pour constituer une tradition (sunna) élevée par eux à la même dignité que le Coran. La loi religieuse (charî’a) était désormais composée d’une nouvelle couche de normes, tirée de l’exemplarité du Prophète, à laquelle s’ajoutera celle de ses compagnons et de leurs épigones.
La notion de jihad militaire souda cette conception de la communauté. Une partie des oulémas en vint à concevoir le « combat sacré dans la voie de Dieu » comme une attribution organique de la oumma. Selon eux, ce combat constituait un devoir communautaire et non une prérogative laissée à l’arbitraire du pouvoir politique. Les dirigeants politiques ne devaient pas entraver sa mise à exécution, car, face au jihad, princes et croyants étaient placés sur un pied d’égalité.
Une tradition minoritaire
Les oulémas du châm (Grande Syrie géographique) ont joué un rôle privilégié dans la mise en avant d’une conception armée du jihad. Victorieux de l’Empire sassanide à l’est, les soldats de l’islam piétinaient face à Byzance, et durent admettre plusieurs défaites militaires, au sol comme sur les mers. Une théologie militaire vit le jour dans cette atmosphère de veillée d’armes, avec des villes-garnisons (ribât) établies aux avant-postes. Alors que les oulémas de Médine et d’Irak ne voyaient dans le jihad qu’une action à caractère surérogatoire, les oulémas du châm multipliaient les témoignages prêtés au Prophète et à ses compagnons sur le caractère sacré du jihad militaire en tant que « devoir individuel ». Quitter sa résidence pour prendre la défense de l’islam était comparable à la hijra de Mohammed lorsqu’il quitta La Mecque pour Médine en 622. Cette tradition, certes minoritaire, n’a jamais disparu dans l’histoire de l’islam. En 1300, Ibn Taymiyya en fit usage contre les Mongols, dont la conversion à l’islam était jugée superficielle et inauthentique. Au 20e siècle, ce précédent inspira dans les années 1960 un intellectuel islamiste égyptien, Sayyid Qotb, issu du mouvement islamiste des Frères musulmans. Celui-ci considérait que le jihad devait prendre pour cible les dirigeants musulmans qui, à l’instar des Mongols vitupérés par Ibn Taymiyya, « ne gouvernaient pas selon la Loi de Dieu ». Il fut pendu par Gamal Abdel Nasser en 1966, mais ses disciples parvinrent à assassiner Anouar el-Sadate en 1981.
Un volontariat international
L’échec du jihad interne en Égypte et en Syrie entraîna dans les années 1980 une version « externe » du jihad qui se voulait conforme à l’origine historique du concept. Celle-ci fut développée par un théoricien d’origine palestinienne, Abdallah Azzam, peu après l’invasion de l’Afghanistan par l’armée soviétique en 1979. Porteur d’une vision apprise durant ses études de jurisprudence islamique, A. Azzam a voulu mobiliser les sociétés musulmanes pour la libération d’un « territoire islamique » agressé par une puissance impie. À la prise du pouvoir dans un État se substituait la défense des « frontières de l’Islam » contre un ennemi extérieur. S’installer à Peshawar, à quelques kilomètres de la frontière pakistano-afghane, était une façon de revaloriser la tradition des ribât et de mettre en avant un islam de combat. L’oumma en armes devait alors s’incarner dans des brigades islamiques de volontaires internationaux venus prêter main-forte à leurs frères afghans. A. Azzam reprit ainsi à son compte la tradition minoritaire de ses lointains prédécesseurs, les oulémas du châm, en privatisant le jihad.
À l’encontre de la doctrine classique selon laquelle son usage devait relever de la seule compétence du pouvoir politique, des individus s’attribuaient le droit de le proclamer, en lieu et place de chefs d’État musulmans peu soucieux de défendre leur foi. Influencé par A. Azzam, Oussama Ben Laden considéra en 1996 que la oumma devait répondre par un jihad permanent à l’agression multiforme de l’Occident. Les intérêts de celui-ci pouvaient être attaqués en tout lieu et à tout moment par une avant-garde incarnée par l’organisation d’al-Qaïda. D’abord privatisé par A. Azzam, le jihad devenait ainsi déterritorialisé et mondialisé par O. Ben Laden.
Avec la proclamation de « l’État islamique en Irak et au Levant » (« da’ich » selon l’acronyme arabe) en avril 2013, les deux conceptions du jihad, celles de S. Qotb, d’une part, et celle de A. Azzam, puis de O. Ben Laden, d’autre part, se rejoignent dans une nouvelle radicalité. Proclamé par « al-Qaïda aux pays des deux fleuves » en 2006 à l’encontre des troupes américaines en Irak, le jihad acquiert une base territoriale dans l’espace irako-syrien avec « l’État islamique ». Il vise alors, outre les Occidentaux, les Arabes chiites, chrétiens ou yézidites, de même que les « faux musulmans » – ceux qui, nombreux, refusent de prêter allégeance au nouveau calife. |
Note de contenu : |
Analyse par un chercheur en science politique de la notion de djihad : son origine au 8e siècle ; les conceptions étatiques, communautaires, privées développées pendant le Moyen Age ; leur réactualisation au 20e siècle par Abdallah Azzam et Oussama Ben Laden ; leur unification avec l'Etat islamique (EI ou Daech), créé en 2013. Encadré : les causes du succès de Daech. |
En ligne : |
http://www.scienceshumaines.com/qu-est-ce-que-le-jihad_fr_33792.html |
Permalink : |
https://cs.iut.univ-tours.fr/index.php?lvl=notice_display&id=121858 |
in Sciences humaines > 266S (01/2015) . - pp. 16-17
[article] Qu'est-ce que le jihad ? [document électronique] / Bernard Rougier, Auteur . - 2015 . - pp. 16-17. Les raisons du succès de Daesh
Le succès de l’« État islamique » provient de plusieurs facteurs. L’organisation jihadiste exploite d’abord les effets en milieu sunnite d’une domination iranienne qui s’étend aujourd’hui du Golfe à la Méditerranée. Cette hégémonie régionale s’est traduite par 
la promotion d’élites chiites 
en Irak et au Liban – et par 
la conservation du pouvoir alaouite en Syrie après trois années de guerre civile. 
Le jihadisme est ainsi parvenu, 
au fil des années, à s’approprier 
un confessionnalisme sunnite d’autant plus exacerbé qu’il ne pouvait espérer un quelconque partage du pouvoir dans l’un 
de ces trois pays. Incapables de défendre leur communauté, faute d’un soutien extérieur, 
les élites sunnites ont été discréditées par une participation stérile au jeu politique, dont elles ne pouvaient rien tirer en termes de ressources pour leur base communautaire. En Irak, c’est l’alliance de trois frustrations qui font la force de Daesh : 
d’anciens soldats de Saddam Hussein en rupture 
de ban depuis la dissolution 
de l’armée en 2003, des tribus frustrées par le manque d’accès à l’État, et des idéologues jihadistes adeptes de l’ultraviolence. Daesh exploite ainsi – et c’est une autre raison de son succès – une révolution sociale proprement sunnite, au terme de laquelle des éléments jeunes, peu diplômés, marginalisés socialement, parviennent à devenir chefs de quartier ou juges religieux. 
La symbolique jihadiste leur donne les moyens de renverser les anciennes hiérarchies sociales, puisque le jihad s’apparente à une mobilisation permanente au nom de la défense de l’islam face 
à ses nombreux ennemis. L‘égorgement d’otages occidentaux a provoqué des frappes aériennes occidentales dont l’effet est de renforcer 
la cohésion de cette alliance hétéroclite et de susciter 
de nouveaux ralliements. Langues : Français ( fre) in Sciences humaines > 266S (01/2015) . - pp. 16-17
Mots-clés : |
Religious conflicts Conflicto religioso mouvement islamiste JIHAD : CONCEPT RADICALISME |
Résumé : |
L’« État islamique » (ou Daesh) réunit et radicalise deux conceptions du jihad :
l’islam privatisé d’Abdallah Azzam,
et le jihad mondialisé d’Oussama Ben Laden.
Avant d’être un appel à la lutte contre un ennemi extérieur à l’islam, le jihad – « combat sacré dans la voie de Dieu » – a d’abord été la principale arme conceptuelle utilisée par les docteurs de la loi contre le pouvoir califal à partir du 8e siècle. La question était alors de savoir qui pouvait prétendre parler au nom de la collectivité des croyants. Après leur accession au pouvoir en 750, les Abbassides considéraient qu’ils étaient les dépositaires exclusifs de la légitimité religieuse. À ce titre, il leur incombait de déclarer la guerre et de définir l’ennemi.
À la même période, des savants religieux construisirent la notion de « communauté des croyants » (oumma) pour exciper du droit de parler, eux aussi, au nom de la religion. Ces « oulémas » (docteurs de la loi) se mirent à compiler les paroles, actes et attitudes du Prophète (hadith) pour constituer une tradition (sunna) élevée par eux à la même dignité que le Coran. La loi religieuse (charî’a) était désormais composée d’une nouvelle couche de normes, tirée de l’exemplarité du Prophète, à laquelle s’ajoutera celle de ses compagnons et de leurs épigones.
La notion de jihad militaire souda cette conception de la communauté. Une partie des oulémas en vint à concevoir le « combat sacré dans la voie de Dieu » comme une attribution organique de la oumma. Selon eux, ce combat constituait un devoir communautaire et non une prérogative laissée à l’arbitraire du pouvoir politique. Les dirigeants politiques ne devaient pas entraver sa mise à exécution, car, face au jihad, princes et croyants étaient placés sur un pied d’égalité.
Une tradition minoritaire
Les oulémas du châm (Grande Syrie géographique) ont joué un rôle privilégié dans la mise en avant d’une conception armée du jihad. Victorieux de l’Empire sassanide à l’est, les soldats de l’islam piétinaient face à Byzance, et durent admettre plusieurs défaites militaires, au sol comme sur les mers. Une théologie militaire vit le jour dans cette atmosphère de veillée d’armes, avec des villes-garnisons (ribât) établies aux avant-postes. Alors que les oulémas de Médine et d’Irak ne voyaient dans le jihad qu’une action à caractère surérogatoire, les oulémas du châm multipliaient les témoignages prêtés au Prophète et à ses compagnons sur le caractère sacré du jihad militaire en tant que « devoir individuel ». Quitter sa résidence pour prendre la défense de l’islam était comparable à la hijra de Mohammed lorsqu’il quitta La Mecque pour Médine en 622. Cette tradition, certes minoritaire, n’a jamais disparu dans l’histoire de l’islam. En 1300, Ibn Taymiyya en fit usage contre les Mongols, dont la conversion à l’islam était jugée superficielle et inauthentique. Au 20e siècle, ce précédent inspira dans les années 1960 un intellectuel islamiste égyptien, Sayyid Qotb, issu du mouvement islamiste des Frères musulmans. Celui-ci considérait que le jihad devait prendre pour cible les dirigeants musulmans qui, à l’instar des Mongols vitupérés par Ibn Taymiyya, « ne gouvernaient pas selon la Loi de Dieu ». Il fut pendu par Gamal Abdel Nasser en 1966, mais ses disciples parvinrent à assassiner Anouar el-Sadate en 1981.
Un volontariat international
L’échec du jihad interne en Égypte et en Syrie entraîna dans les années 1980 une version « externe » du jihad qui se voulait conforme à l’origine historique du concept. Celle-ci fut développée par un théoricien d’origine palestinienne, Abdallah Azzam, peu après l’invasion de l’Afghanistan par l’armée soviétique en 1979. Porteur d’une vision apprise durant ses études de jurisprudence islamique, A. Azzam a voulu mobiliser les sociétés musulmanes pour la libération d’un « territoire islamique » agressé par une puissance impie. À la prise du pouvoir dans un État se substituait la défense des « frontières de l’Islam » contre un ennemi extérieur. S’installer à Peshawar, à quelques kilomètres de la frontière pakistano-afghane, était une façon de revaloriser la tradition des ribât et de mettre en avant un islam de combat. L’oumma en armes devait alors s’incarner dans des brigades islamiques de volontaires internationaux venus prêter main-forte à leurs frères afghans. A. Azzam reprit ainsi à son compte la tradition minoritaire de ses lointains prédécesseurs, les oulémas du châm, en privatisant le jihad.
À l’encontre de la doctrine classique selon laquelle son usage devait relever de la seule compétence du pouvoir politique, des individus s’attribuaient le droit de le proclamer, en lieu et place de chefs d’État musulmans peu soucieux de défendre leur foi. Influencé par A. Azzam, Oussama Ben Laden considéra en 1996 que la oumma devait répondre par un jihad permanent à l’agression multiforme de l’Occident. Les intérêts de celui-ci pouvaient être attaqués en tout lieu et à tout moment par une avant-garde incarnée par l’organisation d’al-Qaïda. D’abord privatisé par A. Azzam, le jihad devenait ainsi déterritorialisé et mondialisé par O. Ben Laden.
Avec la proclamation de « l’État islamique en Irak et au Levant » (« da’ich » selon l’acronyme arabe) en avril 2013, les deux conceptions du jihad, celles de S. Qotb, d’une part, et celle de A. Azzam, puis de O. Ben Laden, d’autre part, se rejoignent dans une nouvelle radicalité. Proclamé par « al-Qaïda aux pays des deux fleuves » en 2006 à l’encontre des troupes américaines en Irak, le jihad acquiert une base territoriale dans l’espace irako-syrien avec « l’État islamique ». Il vise alors, outre les Occidentaux, les Arabes chiites, chrétiens ou yézidites, de même que les « faux musulmans » – ceux qui, nombreux, refusent de prêter allégeance au nouveau calife. |
Note de contenu : |
Analyse par un chercheur en science politique de la notion de djihad : son origine au 8e siècle ; les conceptions étatiques, communautaires, privées développées pendant le Moyen Age ; leur réactualisation au 20e siècle par Abdallah Azzam et Oussama Ben Laden ; leur unification avec l'Etat islamique (EI ou Daech), créé en 2013. Encadré : les causes du succès de Daech. |
En ligne : |
http://www.scienceshumaines.com/qu-est-ce-que-le-jihad_fr_33792.html |
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