[article]
Titre : |
Lire : esquisse socio-physiologique |
Type de document : |
texte imprimé |
Auteurs : |
Georges Perec (1936-1982), Auteur |
Année de publication : |
1976 |
Note générale : |
Lire est un acte. Je voudrais parler de cet acte, et cet acte seulement, de ce qui le constitue, de ce qui
l’entoure, non de ce qu’il produit (la lecture, le texte lu), ni de ce qui le précède (l’écriture et ses choix, l’édition et
ses choix, l’impression et ses choix, la diffusion et ses choix, etc.), quelque chose, en somme, comme une
économie de la lecture sous ses aspects ergologiques (physiologie, travail musculaire) et socio-écologiques (son
environnement spatio-temporel).
Toute une école moderne de critique a, depuis plusieurs décennies déjà, mis précisément l’accent sur le
comment de l’écriture, le faire, le poiétique. Non pas la maïeutique sacrée, l’inspiration saisie aux cheveux, mais le
noir sur blanc, la texture du texte, l’inscription, la trace, le pied de la lettre, le travail minuscule, l’organisation
spatiale de l’écriture, ses matériaux (la plume ou le pinceau, la machine à écrire), ses supports (Valmont à la
Présidente de Tourvel : « la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois
à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour... »), ses codes (ponctuation, alinéa, tirades, etc.), son
autour (l’écrivain écrivant, les lieux, ses rythmes ; ceux qui écrivent au café, ceux qui travaillent la nuit, ceux qui
travaillent à l’aube, ceux qui travaillent le dimanche, etc.).
Un travail équivalent reste à faire, me semble-t-il, sur l’aspect efférent de cette production : la prise en charge
du texte par le lecteur. Ce qu’il s’agit d’envisager, ce n’est pas le message saisi, mais la saisie du message, à son
niveau élémentaire, ce qui se passe quand on lit : les yeux qui se posent sur les lignes, et leur parcours, et tout ce
qui accompagne ce parcours : la lecture ramenée à ce qu’elle est d’abord une précise activité du corps, la mise en
jeu de certains muscles, diverses organisations posturales, des décisions séquentielles, des choix temporels, tout
un ensemble de stratégies insérées dans le continuum de la vie sociale, et qui font qu’on ne lit pas n’importe
comment, ni n’importe quand, ni n’importe où, même si on lit n’importe quoi. |
Langues : |
Français (fre) |
Mots-clés : |
LECTURE APPRENTISSAGE SOCIETE |
Résumé : |
Lire est un acte. Je voudrais parler de cet acte, et de cet acte seulement, de ce qui le constitue, de ce qui l'entoure, non de ce qu'il produit (la lecture, le texte lu), ni de ce qui le précède (l'écriture et ses choix, l'édition et ses choix, l'impression et ses choix, la diffusion et ses choix, etc.), quelque chose, en somme, comme une économie de la lecture sous ses aspects ergologiques (physiologie, travail musculaire) et socio-écologiques (son environnement spatio-temporel). |
Note de contenu : |
Les pages qui suivent ne sauraient être autre chose que des notes : un rassemblement, plus intuitif
qu’organisé de faits dispersés ne renvoyant qu’exceptionnellement à des savoirs constitués ; ils appartiendraient
plutôt à ces domaines mal partagés, ces terres en friche de l’ethnologie descriptive que Marcel Mauss évoque
dans son introduction aux « techniques du corps » (voir Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1950,
p. 365 sq.) et qui, rangés sous la rubrique « divers », constituent des zones d’urgence dont on sait seulement qu’on
ne sait pas grand-chose, mais dont on pressent qu’on pourrait beaucoup y trouver si l’on s’avisait d’y prêter
quelque attention : faits banals, passés sous silence, non pris en charge, allant d’eux-mêmes : ils nous décrivent
pourtant, même si nous croyons pouvoir nous dispenser de les décrire ; ils renvoient, avec beaucoup plus d’acuité
et de présence que la plupart des institutions et des idéologies dont les sociologues font habituellement leur
nourriture, à l’histoire de notre corps, à la culture qui a modelé nos gestes et nos postures, à l’éducation qui a
façonné nos actes moteurs au moins autant que nos actes mentaux. Il en va ainsi, précise Mauss, de la marche et
de la danse, de la course à pied et du saut, des modes de repos, des techniques de portage et de lancer, des
manières de table et des manières de lit, des formes extérieures de respect, de l’hygiène corporelle, etc. Il en va
ainsi, aussi, de la lecture |
En ligne : |
https://esprit.presse.fr/article/georges-perec/lire-esquisse-socio-physiologique [...] |
Permalink : |
https://cs.iut.univ-tours.fr/index.php?lvl=notice_display&id=15045 |
in Esprit : revue internationale / Cairn.info et Jstor > N°453 (janv.1976)
[article] Lire : esquisse socio-physiologique [texte imprimé] / Georges Perec (1936-1982), Auteur . - 1976. Lire est un acte. Je voudrais parler de cet acte, et cet acte seulement, de ce qui le constitue, de ce qui
l’entoure, non de ce qu’il produit (la lecture, le texte lu), ni de ce qui le précède (l’écriture et ses choix, l’édition et
ses choix, l’impression et ses choix, la diffusion et ses choix, etc.), quelque chose, en somme, comme une
économie de la lecture sous ses aspects ergologiques (physiologie, travail musculaire) et socio-écologiques (son
environnement spatio-temporel).
Toute une école moderne de critique a, depuis plusieurs décennies déjà, mis précisément l’accent sur le
comment de l’écriture, le faire, le poiétique. Non pas la maïeutique sacrée, l’inspiration saisie aux cheveux, mais le
noir sur blanc, la texture du texte, l’inscription, la trace, le pied de la lettre, le travail minuscule, l’organisation
spatiale de l’écriture, ses matériaux (la plume ou le pinceau, la machine à écrire), ses supports (Valmont à la
Présidente de Tourvel : « la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois
à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour... »), ses codes (ponctuation, alinéa, tirades, etc.), son
autour (l’écrivain écrivant, les lieux, ses rythmes ; ceux qui écrivent au café, ceux qui travaillent la nuit, ceux qui
travaillent à l’aube, ceux qui travaillent le dimanche, etc.).
Un travail équivalent reste à faire, me semble-t-il, sur l’aspect efférent de cette production : la prise en charge
du texte par le lecteur. Ce qu’il s’agit d’envisager, ce n’est pas le message saisi, mais la saisie du message, à son
niveau élémentaire, ce qui se passe quand on lit : les yeux qui se posent sur les lignes, et leur parcours, et tout ce
qui accompagne ce parcours : la lecture ramenée à ce qu’elle est d’abord une précise activité du corps, la mise en
jeu de certains muscles, diverses organisations posturales, des décisions séquentielles, des choix temporels, tout
un ensemble de stratégies insérées dans le continuum de la vie sociale, et qui font qu’on ne lit pas n’importe
comment, ni n’importe quand, ni n’importe où, même si on lit n’importe quoi. Langues : Français ( fre) in Esprit : revue internationale / Cairn.info et Jstor > N°453 (janv.1976)
Mots-clés : |
LECTURE APPRENTISSAGE SOCIETE |
Résumé : |
Lire est un acte. Je voudrais parler de cet acte, et de cet acte seulement, de ce qui le constitue, de ce qui l'entoure, non de ce qu'il produit (la lecture, le texte lu), ni de ce qui le précède (l'écriture et ses choix, l'édition et ses choix, l'impression et ses choix, la diffusion et ses choix, etc.), quelque chose, en somme, comme une économie de la lecture sous ses aspects ergologiques (physiologie, travail musculaire) et socio-écologiques (son environnement spatio-temporel). |
Note de contenu : |
Les pages qui suivent ne sauraient être autre chose que des notes : un rassemblement, plus intuitif
qu’organisé de faits dispersés ne renvoyant qu’exceptionnellement à des savoirs constitués ; ils appartiendraient
plutôt à ces domaines mal partagés, ces terres en friche de l’ethnologie descriptive que Marcel Mauss évoque
dans son introduction aux « techniques du corps » (voir Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1950,
p. 365 sq.) et qui, rangés sous la rubrique « divers », constituent des zones d’urgence dont on sait seulement qu’on
ne sait pas grand-chose, mais dont on pressent qu’on pourrait beaucoup y trouver si l’on s’avisait d’y prêter
quelque attention : faits banals, passés sous silence, non pris en charge, allant d’eux-mêmes : ils nous décrivent
pourtant, même si nous croyons pouvoir nous dispenser de les décrire ; ils renvoient, avec beaucoup plus d’acuité
et de présence que la plupart des institutions et des idéologies dont les sociologues font habituellement leur
nourriture, à l’histoire de notre corps, à la culture qui a modelé nos gestes et nos postures, à l’éducation qui a
façonné nos actes moteurs au moins autant que nos actes mentaux. Il en va ainsi, précise Mauss, de la marche et
de la danse, de la course à pied et du saut, des modes de repos, des techniques de portage et de lancer, des
manières de table et des manières de lit, des formes extérieures de respect, de l’hygiène corporelle, etc. Il en va
ainsi, aussi, de la lecture |
En ligne : |
https://esprit.presse.fr/article/georges-perec/lire-esquisse-socio-physiologique [...] |
Permalink : |
https://cs.iut.univ-tours.fr/index.php?lvl=notice_display&id=15045 |
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