[article]
Titre : |
Sur les ruses de la raison nationale : généalogie de la question raciale et universalisme français |
Type de document : |
document électronique |
Auteurs : |
Silyane Larcher , Auteur |
Année de publication : |
2019 |
Langues : |
Français (fre) |
Résumé : |
"Dans la controverse qu’il a ouverte avec Éric Fassin sur la place qu’occupent classe et race[1] dans l’analyse de la domination sociale, Gérard Noiriel ne rejette pas seulement d’un revers de main les approches se revendiquant de l’intersectionnalité, il défend une thèse sociologique en même temps qu’une position politique. Selon lui, « la classe sociale est un facteur plus déterminant que le genre ou l’origine pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés [2]». Condamnant les classes populaires à un inextricable silence, il ajoute : « le critère socio-professionnel est le plus déterminant [3] car c’est celui qui commande en dernière instance l’accès à la parole publique. » Puis d’avancer par un surprenant réductionnisme, oublieux de la constellation de possibles qui composent les identités sociales et individuelles : « Les femmes, les minorités ethniques ou sexuelles ont des porte-parole qui proviennent de leur propre communauté car il existe parmi elles des gens qui possèdent le capital culturel et/ou scolaire leur permettant de défendre leur cause en public. Ce qui n’est pas le cas des classes populaires car elles sont exclues, par définition, de la culture politique légitime. » Ainsi, des femmes appartenant à la fois à des minorités ethniques et/ou sexuelles et aux classes populaires, privées d’existence sociale dans une telle perspective, n’auraient pas voix au chapitre[4] ! La sociologie du travail et des classes populaires, l’histoire sociale des femmes, les études féministes et les études sur le genre qui s’écrivent tous les jours, partout dans le monde, en apportent pourtant un cinglant démenti.
Je ne reviendrai pas sur les analyses d’Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz à propos de l’importance des enjeux qui entourent le recours à l’intersectionnalité dans les recherches en sciences sociales. Je voudrais ici plutôt m’intéresser au fil étroit qui se tisse dans le texte de Gérard Noiriel entre thèse scientifique et diagnostic politique d’un historien majeur sur le présent. En effet, l’affirmation d’un prima absolu et a priori de la classe sur tout autre déterminant dans l’analyse socio-historique ne doit pas être lue seulement à l’aune d’une concurrence para-académique (engagée à distance avec Éric Fassin et de fantomatiques chercheur.e.s assigné.e.s à résidence minoritaire, implicitement ethnoraciale[5]) pour la place de porte-parole autorisé des classes populaires. Elle vise à dénoncer une transmutation idéologique à l’œuvre dans la gauche française, du langage de la lutte des classes en un brouhaha de « polémiques identitaires », soit un abandon de la question sociale au profit de la question raciale. Tout cela, par le truchement du libéralisme. L’historien situe cette conversion progressive à « un vocabulaire ethnique, en rupture avec la tradition républicaine[6] » au début des années 1980, sorte de tournant identitaire, voire ethnique, d’une gauche française intellectuellement et politiquement déboussolée.
Parce que la saillie de Gérard Noiriel a été acclamée par nombre de chercheurs (souvent parisiens et masculins, à l’image d’une communauté universitaire particulièrement homogène) spécialistes d’histoire sociale et politique, de science politique et de sociologie, elle mérite d’être prise au sérieux. Les propos de l’historien sont indissociables de tout un courant dominant, véritable paradigme, de la sociologie française pour lequel la classe est le principe structurant de l’organisation sociale, les rapports sociaux, d’abord des rapports de classe, et la classe prioritaire sur le genre, l’âge, la religion et l’origine. Cette dernière, généralement assimilée sans le dire à l’origine ethnique et/ou au phénotype, n’est bien souvent que l’autre nom de la race comme construction sociale. Ce prima donné à la classe définie comme la clé ultime d’explication de la domination sociale affirme de manière ambiguë une opposition infranchissable entre race et classe, en même temps qu’il pose le stigmate racial en simple cristallisation symbolique de la classe. Autrement dit, la classe serait la vérité de la race, laquelle ne serait que son expression hypostasiée.
Dès lors, c’est toute la dynamique des rapports de pouvoir entre égaux, tant au plan social et juridique, qui se trouve évacuée. Ils sont pourtant au centre de ce qui fait question dans l’expression un peu floue et galvaudée de « question raciale ». Car s’il faut parler de question raciale d’une manière qui soit pertinente pour des chercheur.es en sciences sociales, c’est bien au sens de l’interrogation socialement construite – selon des modalités distinctes et hétérogènes – par des groupes, des pratiques et des institutions sur les échecs du principe d’égalité, principe juridico-politique fondateur de sociétés officiellement définies comme démocratiques. Interrogation en forme d’interpellation dont il s’agit pour les chercheur.es d’examiner et de rendre compte. Considérer l’hypothèse d’une « question raciale » comprise dans ces termes revient aussitôt à faire droit au problème suivant : dans quelle mesure la classe sociale demeure insuffisante pour comprendre autant la formation de types de socialisation, de liens sociaux, que des rapports de pouvoir produits ou vécus par des acteurs sociaux ?
S’affronter à cette question implique aussi de remettre en cause la vision mythique d’un « universalisme républicain » prétendument abstrait, et en l’occurrence d’une République de tout temps a-raciale ; en un mot, de pratiquer l’épochè épistémique consistant à suspendre ses certitudes, voire à « provincialiser » ses convictions idéologiques, pour embrasser le doute au fondement de toute entreprise de connaissance. À l’appui de recherches antérieures sur les tensions au croisement de la question sociale et de la question raciale ayant façonné l’histoire de la citoyenneté française dans les colonies post-esclavagistes de la Caraïbe française, mais aussi à l’appui d’une enquête en cours sur les formes de subjectivation politique qu’inventent laborieusement de jeunes militantes afroféministes dans plusieurs grandes agglomérations de l’Hexagone[7], je voudrais soumettre à l’examen quelques-uns des postulats ou présupposés de la thèse de Gérard Noiriel. Ce qui m’amènera ce faisant à questionner son diagnostic sur le présent, et au-delà ces refus de savoir, hétérogènes mais récurrents, masqués sous l’invocation pieuse de la « tradition républicaine », sorte de rappel à l’ordre du « bon savoir »[8].
La « classe », plus que tout le reste ? Un débat franco-français
Il est remarquable que le texte de Gérard Noiriel s’appuie sur une controverse entre un universitaire américain, peu connu en France, Mark Lilla, et un sociologue français, Éric Fassin, spécialiste des études de genre, connaisseur des travaux américains sur ces questions, ayant largement contribué à leur diffusion en France[9]. À sa manière, Gérard Noiriel renoue avec une manière spécifique d’aborder la place de la question raciale, considérée comme un produit académique d’importation américaine, dans la sociologie française. C’est dire la centralité de la référence états-unienne dans les discussions françaises sur les minorités ethnoraciales, qu’on la tienne pour un modèle à suivre ou pour un modèle à fuir. Cette place revêt pourtant un caractère paradoxal. Tandis que le dialogue avec d’autres travaux internationaux, notamment lorsqu’ils portent sur d’anciennes puissances coloniales européennes (on pense bien sûr à la Grande-Bretagne, mais aussi aux Pays-Bas ou au Portugal), pourraient prétendre à semblable pertinence, cette référence incontournable dit autant une fascination pour les recherches américaines sur ces questions qu’un aveuglement à l’égard de l’historicité de ces dernières dans le contexte français. Je reviendrai sur ce point.
Cette position paradoxale n’est pas nouvelle. Elle fut déjà celle de Pierre Bourdieu dans un texte important publié avec Loïc Wacquant sous le titre « Sur les ruses de la raison impériale[10] ». Les deux auteurs y faisaient le procès en règle de l’ambition des chercheurs états-uniens à faire de l’analyse en terme de « race » un nouveau paradigme de l’analyse sociologique, et plus largement des sciences sociales. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Pour Bourdieu et Wacquant, les chercheurs états-uniens, véritables entrepreneurs de « race », traitent de cette dernière catégorie comme « une découverte scientifique universellement reconnue qui pour un temps, fournirait à une communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions.[11] » Évoquant l’imposition d’un principe dual de division de l’ordre social en groupes raciaux, les « Blancs » et les « Noirs », en principe d’explication des inégalités ethnoraciales au Brésil, les deux auteurs dénoncent « la diffusion de la doxa raciale nord-américaine au sein du champ universitaire brésilien tant au niveau des représentations que des pratiques.[12] » À travers la condamnation en bloc de la notion d’intersectionnalité, réduite à une plate combinatoire entre sexe, race et classe, interprétées comme des « entités réifiées », en refusant encore de « choisir entre les ouvriers et les minorités » – manière pourtant de faire de l’intersectionnalité sans le savoir ! –, se trouve dans le fond dénoncée à nouveau frais « la quasi-universalisation du folk concept nord-américain de « race » sous l’effet de l’exportation mondiale des catégories savantes américaines.[13] » Et l’historien de réhabiliter ce faisant « tout ce qui est mis à l’écart de la discussion », autrement dit « la classe sociale [considérant qu’elle] est un facteur plus déterminant que le genre ou l’origine pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés. » Il s’agit par conséquent d’en appeler au sursaut de la raison savante (française) pour que les classes populaires soient prises au sérieux, en un mot de remettre de la « classe » dans le jeu, sous prétexte qu’elle aurait disparu des interprétations du monde social.
Loin de sous-estimer l’importance de la classe dans l’analyse des rapports sociaux, ni moins encore dans la construction des identités tant sociales qu’individuelles, on peut s’interroger toutefois sur « l’évidence » d’un geste intellectuel tenu pour gage de rigueur scientifique consistant à rejeter d’un revers de main, à congédier a priori, tout autre déterminant social que la classe « pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés ». Or dans ce débat se pose une question scientifique centrale : que voulons-nous connaître et comprendre des sociétés ? Surtout, que jugeons-nous dignes d’investiguer en vue de comprendre « le fonctionnement de nos sociétés[14] » ?
La question raciale : une aporie de l’égalité républicaine ?
Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’analyse en termes de classe serait dénuée de pertinence pour l’interprétation des rapports sociaux, mais de dire tout autre chose : l’entreprise de connaissance du monde social ne peut postuler a priori qu’un facteur serait plus déterminant qu’un autre dans l’analyse des rapports sociaux et des expériences des individus. Seules des analyses attentives aux contextes, dans des enquêtes empiriques, permettent de déterminer ce qui pèse ou non sur le vécu des acteurs sociaux. Des événements glanés dans l’actualité invitent d’ailleurs à plus de prudence. On pense par exemple au lynchage public dont, en plein débat parlementaire sur le mariage pour tous, la garde des Sceaux Christiane Taubira, Guyanaise, femme, noire, fit l’objet durant de longues semaines sans qu’aucun des gardiens zélés de la « tradition républicaine » – ni parmi les intellectuels ni au plus haut sommet de l’État – ne s’en émeuvent publiquement[15]. Au point qu’à l’occasion d’une interview relatant cette épreuve morale et politique, celle qui indiqua s’être habituée aux préjugés racistes depuis son arrivée en France hexagonale, s’étonna toutefois que pas une « belle et haute voix [ne] se soit levée pour alerter sur la dérive de la société française[16] ». Si en politique l’ordre des sexes minorise encore les femmes, les fractures à la fois genrées et racialisées de l’ordre politique révèlent toute leur férocité à l’encontre des femmes noires et maghrébines lorsque celles-ci accèdent au sommet du pouvoir[17]. Dans le champ médiatico-culturel plus récemment, à l’instar du documentaire Trop noire pour être française ? de la réalisatrice Isabelle Boni-Claverie, signe d’une soif de démocratisation accrue de la société française, et par là d’égalité de traitement dans l’exercice de leur profession, un collectif d’actrices françaises noires, issues de classes populaires pour nombre d’entre elles, ont pris la plume dans l’ouvrage Noire n’est pas mon métier afin de jeter la lumière sur leurs expériences croisées de sexisme et de racisme[18]. Manière par-là de souligner que leur ascension sociale ne les avait en rien protégées de rapports de pouvoir marqués au coin du sexage et de la racialisation, dans un milieu professionnel extrêmement concurrentiel où les hommes sont les principaux arbitres de la répartition des ressources et des opportunités." |
En ligne : |
http://mouvements.info/sur-les-ruses-de-la-raison-nationale/ |
Permalink : |
https://cs.iut.univ-tours.fr/index.php?lvl=notice_display&id=215014 |
in Mouvements : sociétés, politique, culture / Cairn.info > ESSAI & DÉBAT (février 2019)
[article] Sur les ruses de la raison nationale : généalogie de la question raciale et universalisme français [document électronique] / Silyane Larcher  , Auteur . - 2019. Langues : Français ( fre) in Mouvements : sociétés, politique, culture / Cairn.info > ESSAI & DÉBAT (février 2019)
Résumé : |
"Dans la controverse qu’il a ouverte avec Éric Fassin sur la place qu’occupent classe et race[1] dans l’analyse de la domination sociale, Gérard Noiriel ne rejette pas seulement d’un revers de main les approches se revendiquant de l’intersectionnalité, il défend une thèse sociologique en même temps qu’une position politique. Selon lui, « la classe sociale est un facteur plus déterminant que le genre ou l’origine pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés [2]». Condamnant les classes populaires à un inextricable silence, il ajoute : « le critère socio-professionnel est le plus déterminant [3] car c’est celui qui commande en dernière instance l’accès à la parole publique. » Puis d’avancer par un surprenant réductionnisme, oublieux de la constellation de possibles qui composent les identités sociales et individuelles : « Les femmes, les minorités ethniques ou sexuelles ont des porte-parole qui proviennent de leur propre communauté car il existe parmi elles des gens qui possèdent le capital culturel et/ou scolaire leur permettant de défendre leur cause en public. Ce qui n’est pas le cas des classes populaires car elles sont exclues, par définition, de la culture politique légitime. » Ainsi, des femmes appartenant à la fois à des minorités ethniques et/ou sexuelles et aux classes populaires, privées d’existence sociale dans une telle perspective, n’auraient pas voix au chapitre[4] ! La sociologie du travail et des classes populaires, l’histoire sociale des femmes, les études féministes et les études sur le genre qui s’écrivent tous les jours, partout dans le monde, en apportent pourtant un cinglant démenti.
Je ne reviendrai pas sur les analyses d’Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz à propos de l’importance des enjeux qui entourent le recours à l’intersectionnalité dans les recherches en sciences sociales. Je voudrais ici plutôt m’intéresser au fil étroit qui se tisse dans le texte de Gérard Noiriel entre thèse scientifique et diagnostic politique d’un historien majeur sur le présent. En effet, l’affirmation d’un prima absolu et a priori de la classe sur tout autre déterminant dans l’analyse socio-historique ne doit pas être lue seulement à l’aune d’une concurrence para-académique (engagée à distance avec Éric Fassin et de fantomatiques chercheur.e.s assigné.e.s à résidence minoritaire, implicitement ethnoraciale[5]) pour la place de porte-parole autorisé des classes populaires. Elle vise à dénoncer une transmutation idéologique à l’œuvre dans la gauche française, du langage de la lutte des classes en un brouhaha de « polémiques identitaires », soit un abandon de la question sociale au profit de la question raciale. Tout cela, par le truchement du libéralisme. L’historien situe cette conversion progressive à « un vocabulaire ethnique, en rupture avec la tradition républicaine[6] » au début des années 1980, sorte de tournant identitaire, voire ethnique, d’une gauche française intellectuellement et politiquement déboussolée.
Parce que la saillie de Gérard Noiriel a été acclamée par nombre de chercheurs (souvent parisiens et masculins, à l’image d’une communauté universitaire particulièrement homogène) spécialistes d’histoire sociale et politique, de science politique et de sociologie, elle mérite d’être prise au sérieux. Les propos de l’historien sont indissociables de tout un courant dominant, véritable paradigme, de la sociologie française pour lequel la classe est le principe structurant de l’organisation sociale, les rapports sociaux, d’abord des rapports de classe, et la classe prioritaire sur le genre, l’âge, la religion et l’origine. Cette dernière, généralement assimilée sans le dire à l’origine ethnique et/ou au phénotype, n’est bien souvent que l’autre nom de la race comme construction sociale. Ce prima donné à la classe définie comme la clé ultime d’explication de la domination sociale affirme de manière ambiguë une opposition infranchissable entre race et classe, en même temps qu’il pose le stigmate racial en simple cristallisation symbolique de la classe. Autrement dit, la classe serait la vérité de la race, laquelle ne serait que son expression hypostasiée.
Dès lors, c’est toute la dynamique des rapports de pouvoir entre égaux, tant au plan social et juridique, qui se trouve évacuée. Ils sont pourtant au centre de ce qui fait question dans l’expression un peu floue et galvaudée de « question raciale ». Car s’il faut parler de question raciale d’une manière qui soit pertinente pour des chercheur.es en sciences sociales, c’est bien au sens de l’interrogation socialement construite – selon des modalités distinctes et hétérogènes – par des groupes, des pratiques et des institutions sur les échecs du principe d’égalité, principe juridico-politique fondateur de sociétés officiellement définies comme démocratiques. Interrogation en forme d’interpellation dont il s’agit pour les chercheur.es d’examiner et de rendre compte. Considérer l’hypothèse d’une « question raciale » comprise dans ces termes revient aussitôt à faire droit au problème suivant : dans quelle mesure la classe sociale demeure insuffisante pour comprendre autant la formation de types de socialisation, de liens sociaux, que des rapports de pouvoir produits ou vécus par des acteurs sociaux ?
S’affronter à cette question implique aussi de remettre en cause la vision mythique d’un « universalisme républicain » prétendument abstrait, et en l’occurrence d’une République de tout temps a-raciale ; en un mot, de pratiquer l’épochè épistémique consistant à suspendre ses certitudes, voire à « provincialiser » ses convictions idéologiques, pour embrasser le doute au fondement de toute entreprise de connaissance. À l’appui de recherches antérieures sur les tensions au croisement de la question sociale et de la question raciale ayant façonné l’histoire de la citoyenneté française dans les colonies post-esclavagistes de la Caraïbe française, mais aussi à l’appui d’une enquête en cours sur les formes de subjectivation politique qu’inventent laborieusement de jeunes militantes afroféministes dans plusieurs grandes agglomérations de l’Hexagone[7], je voudrais soumettre à l’examen quelques-uns des postulats ou présupposés de la thèse de Gérard Noiriel. Ce qui m’amènera ce faisant à questionner son diagnostic sur le présent, et au-delà ces refus de savoir, hétérogènes mais récurrents, masqués sous l’invocation pieuse de la « tradition républicaine », sorte de rappel à l’ordre du « bon savoir »[8].
La « classe », plus que tout le reste ? Un débat franco-français
Il est remarquable que le texte de Gérard Noiriel s’appuie sur une controverse entre un universitaire américain, peu connu en France, Mark Lilla, et un sociologue français, Éric Fassin, spécialiste des études de genre, connaisseur des travaux américains sur ces questions, ayant largement contribué à leur diffusion en France[9]. À sa manière, Gérard Noiriel renoue avec une manière spécifique d’aborder la place de la question raciale, considérée comme un produit académique d’importation américaine, dans la sociologie française. C’est dire la centralité de la référence états-unienne dans les discussions françaises sur les minorités ethnoraciales, qu’on la tienne pour un modèle à suivre ou pour un modèle à fuir. Cette place revêt pourtant un caractère paradoxal. Tandis que le dialogue avec d’autres travaux internationaux, notamment lorsqu’ils portent sur d’anciennes puissances coloniales européennes (on pense bien sûr à la Grande-Bretagne, mais aussi aux Pays-Bas ou au Portugal), pourraient prétendre à semblable pertinence, cette référence incontournable dit autant une fascination pour les recherches américaines sur ces questions qu’un aveuglement à l’égard de l’historicité de ces dernières dans le contexte français. Je reviendrai sur ce point.
Cette position paradoxale n’est pas nouvelle. Elle fut déjà celle de Pierre Bourdieu dans un texte important publié avec Loïc Wacquant sous le titre « Sur les ruses de la raison impériale[10] ». Les deux auteurs y faisaient le procès en règle de l’ambition des chercheurs états-uniens à faire de l’analyse en terme de « race » un nouveau paradigme de l’analyse sociologique, et plus largement des sciences sociales. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Pour Bourdieu et Wacquant, les chercheurs états-uniens, véritables entrepreneurs de « race », traitent de cette dernière catégorie comme « une découverte scientifique universellement reconnue qui pour un temps, fournirait à une communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions.[11] » Évoquant l’imposition d’un principe dual de division de l’ordre social en groupes raciaux, les « Blancs » et les « Noirs », en principe d’explication des inégalités ethnoraciales au Brésil, les deux auteurs dénoncent « la diffusion de la doxa raciale nord-américaine au sein du champ universitaire brésilien tant au niveau des représentations que des pratiques.[12] » À travers la condamnation en bloc de la notion d’intersectionnalité, réduite à une plate combinatoire entre sexe, race et classe, interprétées comme des « entités réifiées », en refusant encore de « choisir entre les ouvriers et les minorités » – manière pourtant de faire de l’intersectionnalité sans le savoir ! –, se trouve dans le fond dénoncée à nouveau frais « la quasi-universalisation du folk concept nord-américain de « race » sous l’effet de l’exportation mondiale des catégories savantes américaines.[13] » Et l’historien de réhabiliter ce faisant « tout ce qui est mis à l’écart de la discussion », autrement dit « la classe sociale [considérant qu’elle] est un facteur plus déterminant que le genre ou l’origine pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés. » Il s’agit par conséquent d’en appeler au sursaut de la raison savante (française) pour que les classes populaires soient prises au sérieux, en un mot de remettre de la « classe » dans le jeu, sous prétexte qu’elle aurait disparu des interprétations du monde social.
Loin de sous-estimer l’importance de la classe dans l’analyse des rapports sociaux, ni moins encore dans la construction des identités tant sociales qu’individuelles, on peut s’interroger toutefois sur « l’évidence » d’un geste intellectuel tenu pour gage de rigueur scientifique consistant à rejeter d’un revers de main, à congédier a priori, tout autre déterminant social que la classe « pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés ». Or dans ce débat se pose une question scientifique centrale : que voulons-nous connaître et comprendre des sociétés ? Surtout, que jugeons-nous dignes d’investiguer en vue de comprendre « le fonctionnement de nos sociétés[14] » ?
La question raciale : une aporie de l’égalité républicaine ?
Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’analyse en termes de classe serait dénuée de pertinence pour l’interprétation des rapports sociaux, mais de dire tout autre chose : l’entreprise de connaissance du monde social ne peut postuler a priori qu’un facteur serait plus déterminant qu’un autre dans l’analyse des rapports sociaux et des expériences des individus. Seules des analyses attentives aux contextes, dans des enquêtes empiriques, permettent de déterminer ce qui pèse ou non sur le vécu des acteurs sociaux. Des événements glanés dans l’actualité invitent d’ailleurs à plus de prudence. On pense par exemple au lynchage public dont, en plein débat parlementaire sur le mariage pour tous, la garde des Sceaux Christiane Taubira, Guyanaise, femme, noire, fit l’objet durant de longues semaines sans qu’aucun des gardiens zélés de la « tradition républicaine » – ni parmi les intellectuels ni au plus haut sommet de l’État – ne s’en émeuvent publiquement[15]. Au point qu’à l’occasion d’une interview relatant cette épreuve morale et politique, celle qui indiqua s’être habituée aux préjugés racistes depuis son arrivée en France hexagonale, s’étonna toutefois que pas une « belle et haute voix [ne] se soit levée pour alerter sur la dérive de la société française[16] ». Si en politique l’ordre des sexes minorise encore les femmes, les fractures à la fois genrées et racialisées de l’ordre politique révèlent toute leur férocité à l’encontre des femmes noires et maghrébines lorsque celles-ci accèdent au sommet du pouvoir[17]. Dans le champ médiatico-culturel plus récemment, à l’instar du documentaire Trop noire pour être française ? de la réalisatrice Isabelle Boni-Claverie, signe d’une soif de démocratisation accrue de la société française, et par là d’égalité de traitement dans l’exercice de leur profession, un collectif d’actrices françaises noires, issues de classes populaires pour nombre d’entre elles, ont pris la plume dans l’ouvrage Noire n’est pas mon métier afin de jeter la lumière sur leurs expériences croisées de sexisme et de racisme[18]. Manière par-là de souligner que leur ascension sociale ne les avait en rien protégées de rapports de pouvoir marqués au coin du sexage et de la racialisation, dans un milieu professionnel extrêmement concurrentiel où les hommes sont les principaux arbitres de la répartition des ressources et des opportunités." |
En ligne : |
http://mouvements.info/sur-les-ruses-de-la-raison-nationale/ |
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