Titre : |
Faire semblant c'est mentir |
Type de document : |
document électronique |
Auteurs : |
Dominique Goblet (1967-...) , Auteur ; Guy-Marc Hinant ; Jean-Christophe Menu (1964-....), Préfacier, etc. ; Guy-Marc Hinant, Postfacier, auteur du colophon, etc. |
Mention d'édition : |
Autres tirages : 2008, 2014 |
Editeur : |
Paris : L'Association |
Année de publication : |
2007 |
Importance : |
1 vol. (non paginé [ca 148] p.) |
Présentation : |
tout en ill. en noir et en coul., couv. ill. |
Format : |
27 cm |
ISBN/ISSN/EAN : |
978-2-84414-233-7 |
Prix : |
39 € |
Langues : |
Français (fre) |
Mots-clés : |
bande dessinée autobiographie |
Résumé : |
"Maintes fois annoncé, Faire semblant c'est mentir est le résultat d'un travail autobiographique réalisé par Dominique Goblet sur douze ans. Le temps joue un rôle complet dans ce livre où recherches stylistiques et narratives se mêlent au déroulement du récit. "Faire semblant c’est mentir" est le chef-d’œuvre de Dominique Goblet, et probablement l’un des livres les plus essentiels tant du catalogue de l'Association que de la forme autobiographique." [Source : site de l'éditeur] |
Note de contenu : |
XG Par rapport aux deux autres livres que sont Faire semblant c’est mentir et Souvenir d’une journée parfaite, Chronographie est peut-être le livre dans lequel il y a un rapport direct avec l’autobiographie. Dans les deux autres, il y a, peut-être pas vraiment une méfiance, mais du moins une volonté de désamorcer l’autobiographie. Ainsi, à la fin de Souvenir d’une journée parfaite, il y a des indications de références à ta vie, alors que l’on parle d’évènements fictionnels. Et dans Faire semblant c’est mentir, il y a d’une part la mention que certains chapitres ont été co-écrits avec Guy-Marc Hinant, qui est lui-même un personnage du récit, et qui signe une postface dans laquelle il précise que le livre parle finalement «d’avatars contrôlés par des personnes vivantes portant des noms similaires». Donc une forme de distanciation, alors que l’autobiographie a été longtemps le fer de lance du développement d’une certaine bande dessinée alternative.
DG Dans Souvenir d’une journée parfaite, je raconte en fait un double récit. Je cherche le nom de mon père dans un cimetière. Il a été incinéré, et j’essaye de trouver son nom. Et je ne raconte rien de plus que ça : je lis à voix haute des centaines de noms, et j’espère trouver le nom de mon père. J’ai un petit pot de fleurs, c’est la Fête des Pères, mon père est décédé depuis un an, et je voudrais bien poser ces fleurs devant le nom de mon père. Mais finalement la cloche du cimetière sonne, je dois sortir. Je sais que je ne l’ai pas retrouvé, je décide d’aller mettre ces fleurs sur la pelouse, là où je sais que ses cendres sont tombées, mais une femme m’arrête en me disant : «on ne peut pas marcher sur la pelouse». Donc je mets le pot devant un nom au hasard. Ça, c’est la partie autobiographique de ce livre. Autant dire que je ne vous ai strictement rien raconté, si ce n’est que mon père est mort.
A côté de ça, en lisant ces noms, je tombe — quand on lit des noms comme ça dans un cimetière, immanquablement, on s’arrête sur certains noms. Peut-être un nom d’enfant, on voit une date, ou un nom qui nous frappe. En l’occurrence, il y avait un type dans ce cimetière qui s’appelait Jules César, ce qui, aujourd’hui, ne doit pas être évident à porter. Et puis je m’arrête sur le nom de Mathias Khan, et immanquablement, je me mets à imaginer sa vie. Et quand on imagine la vie d’un personnage, surtout si l’on ne dispose d’aucune documentation, on projette ses propres expériences. Et donc je rentre dans le récit de ce personnage, que j’imagine apprendre une mort à venir très courte. Il lui reste un temps très bref de vie, et j’imagine ce qu’il a pu vivre. Il était avec une maîtresse, les derniers instants, etc.
Et en fin de compte, dans cette partie qui est soit-disant fictionnelle, je raconte tout un tas de choses qui m’appartiennent totalement. La partie où l’on croit lire de la fiction est devenue en fait finalement le contraire : c’est là-dedans que je me raconte le plus, alors que dans la partie que je propose comme autobiographique, je ne vous raconte rien. Je trouvais intéressant de réfléchir sur le sens et le rôle de ce qu’est l’autobiographie en bande dessinée, ce qu’est la fiction, et d’opérer un glissement entre les deux.
Par contre, dans Faire semblant c’est mentir, c’est tout-à-fait différent. Je voulais vraiment raconter quelque chose qui m’était personnel et que je traînais derrière moi depuis très longtemps. Et c’est une chose assez particulière, puisque c’est l’évocation de violences subies dans mon enfance. Cette violence, quand je dis que je la traînais vraiment avec moi, ce n’est pas un vain mot. En fait, jusqu’au moment où j’en ai fait un livre, assez bizarrement, chaque fois que je rencontrais quelqu’un, je lui mettais le grappin dessus, et il fallait que je lui balance — dans les cinq minutes, il connaissait mes pires cauchemars de ma vie. C’était vraiment bizarre, c’était plus fort que moi : je ne pouvais pas m’empêcher de parler de ça. C’était très gênant pour les gens, chaque fois que je racontais je me sentais mal de faire ça.
Je me suis alors dit qu’il faudrait peut-être le mettre à distance, et à un moment trouver le moyen d’en faire quelque chose. C’est donc quand même extrêmement autobiographique, sauf qu’à un moment, cela se transforme en matériau et s’opère alors une mise à distance. Les gens disent souvent que cela doit être comme une thérapie — je ne pense pas que ce soit comme un thérapie, parce que le cheminement est très différent. Pas contre, il y a une vraie mise à distance, et à un moment des choses affreuses peuvent devenir sublimes. Il y a comme un basculement total, et une fois que l’on a trouvé ces choses sublimes, elles sont hors de nous. Et je n’ai plus du tout besoin de parler de ça. Et je pense que je ne ferai plus jamais d’autobiographie, en tout cas pas de façon directe. Ce n’est pas seulement un livre que j’ai fait, c’est tourner une page.
XG Chronologiquement, Souvenir d’une journée parfaite s’inscrit au cours de la réalisation de Faire semblant c’est mentir, c’est une sorte de parenthèse. Il y aurait donc une sorte de grand projet autobiographique, d’une certaine manière, avec le besoin de parler à ce moment-là ?
DG Hm, je crois que peut-être, cette histoire qui m’a rongée pendant des années a fait qu’aujourd’hui, mes intérêts les plus forts restent les histoires de famille, d’amour, le lien — le lien. En fait, je pense que ce dont je parle dans tous mes livres, c’est le lien. Pour revenir à Faire semblant c’est mentir, il y a une chose que j’ai découverte en faisant ce livre : quel bonheur nous avons, nous auteurs — j’entendais Benoît Jacques tout-à-l’heure qui parlait aussi de son livre L, qui était aussi une façon de traduire en matériau un moment très mouvementé de sa vie. On a la chance vraiment d’avoir cet outil extraordinaire qu’est l’Art pour traduire, pour faire sortir des choses de soi. Et en fin de compte, ce qui est très intéressant, c’est quand on travaille l’autobiographie, d’arriver à ne plus vraiment se raconter soi. C’est-à-dire, ne plus raconter l’anecdote, mais se mettre à parler du lien.
En fait, ce livre, j’en avais fait une première version, j’avais donc terminé le bouquin. J’avais quand même travaillé dessus pendant plus de dix ans, comme tu l’as rappelé, et hop, je montre la première version à JC Menu, mon éditeur de L’Association. Il le lit, et il me dit : «Dom, je suis un peu embêté, parce que pour te dire la vérité, en lisant ton livre, et en particulier le chapitre trois, qui raconte les trucs les plus durs, je n’ai pas éprouvé grand-chose. Alors peut-être c’est ce que tu as voulu, tu as mis à distance. Mais si ce n’est pas ce que tu as voulu, il faut que tu entendes ça.» Et moi, dans un premier temps : «Bien sûr, c’est ce que j’ai voulu, qu’est-ce que tu crois ? Mise à distance, c’est comme ça, etc.» Mais dans les jours qui suivent, je me suis dit : «ben non, j’ai foiré. J’ai foiré. Je vais tout recommencer, je vais recommencer ce chapitre trois.»
Et là, je me suis demandée comment j’allais pouvoir aller plus loin. Et j’ai compris qu’en fait, il ne fallait pas raconter nos histoires, il fallait raconter le lien que tu as avec les gens au travers de ces histoires. Et donc, j’ai commencé à penser à ce lien à ma mère — ce lien à ma mère qui est assez particulier, puisque ces histoires de violence sont surtout en relation avec elle. Et qu’est-ce qui se passe dans ce lien ? C’est que ma mère m’a fait vivre ces violences, oui, peut-être, mais ce qu’il y a de particulier, c’est que je l’aimais profondément. Très profondément. Et je me suis rendu compte que finalement, c’était ça le défi : de raconter quelque chose de super violent, mais de vous faire comprendre que malgré cette violence, j’aimais ma mère au-delà de tout. Et mieux encore, arriver à vous faire aimer ma mère — à faire que vous ayez de l’empathie pour ma mère ; que vous ne vous disiez pas en lisant ce livre : «Ah oui, elle, c’est le monstre, ça c’est la gentille petite fille, et ça c’est le méchant papa, lâche et con.» Et d’arriver finalement de nouveau à sortir de ce qu’on fait dans la bande dessinée en général : on a des personnages hyper monolithiques.
Ce qui est très beau dans la vie, c’est que personne parmi nous n’est monolithique. On est tous capable de faire les pires crasses, on est tous capable d’abandonner une personne qui va en crever pendant un an, on est capable de tromper, on est peut-être même capable de racisme, capable de dénoncer. Peut-être que l’on n’est pas capable de sauter dans l’incendie quand nos enfants brûlent dans la maison. Tout cela, ce sont des fausses idées.
Je me suis demandée, par exemple, comment j’allais faire pour raconter ma mère, comment faire pour arriver à vous faire aimer ma mère, qu’est-ce qui faisait que j’aimais tant ma mère. Une des choses qui a fait que j’aimais autant ma mère, c’est qu’elle donnait du temps. Ah, on retrouve de nouveau la notion de temps. Elle nous a donné beaucoup de temps en faisant des choses gratuites, qui étaient par exemple, jouer. Je me suis dit : «ah, ça c’est intéressant, donc on pourrait imaginer qu’il y a la punition, super grave, super imagée. La punition s’arrête, ma mère revient, elle me console un peu, et elle me propose un jeu.» Est-ce que je me souviens que l’on a joué à un jeu juste après la punition ? Bien sûr que non. Mais ces deux choses-là sont la vérité, et peut-être qu’en les mettant ensemble, je vais vous raconter quelque chose d’une vérité encore plus forte.
Donc je passe en revue les jeux auxquels je jouais avec ma mère — donc il y avait le jeu de l’Oie, les dames, etc. Et tout d’un coup, je repense à l’un des jeux auxquels on jouait tout le temps, jusqu’à très tard. Et là, je me dis : «wow. La punition, ma mère arrête la punition, elle me console, elle me propose un jeu, quel jeu ? ne t’en fais pas.» [émue] Mais vraiment, c’est incroyable. Je n’ai forcément pas fait le lien entre ce jeu et … mais au moment où je passe ces jeux en revue, de me dire : la punition s’arrête, et elle me propose un jeu qui s’appelle «ne t’en fais pas»… Pour moi, ce jeu, en fait, il n’avait plus de nom, c’est comme si c’était «bakashnik», ça ne signifiait plus rien. Je n’ai retrouvé la signification de ce jeu qu’en créant cette histoire.
Pour parler de mon père, c’est un peu la même chose. J’aurais pu simplement vous montrer mon père qui n’intervenait pas durant les punitions, et qui laissait les violences se commettre sous ses yeux. Cela aurait fait de mon père un type lâche et con, et vous auriez tous pu dire : «ah, la pauvre petite enfant, la mère méchante, le père démissionnaire». Comment ai-je pu faire pour rendre compte que mon père n’était pas juste ça ? D’abord, je me suis demandée qui était mon père. Et étonnamment, mon père était pompier : il passait ses journées à sauver des gens. Et alors ça, ça devient plus intéressant, et plus paradoxal, parce qu’il passe sa journée à sauver des gens, et chez lui, il loupe son sauvetage. Ça se passe sous ses yeux, et il ne voit rien. C’est déjà très beau — en soi, ça se suffit à lui-même, ça fait déjà une histoire extrêmement forte.
Alors, je vais essayer de trouver comment je vais mettre mon père en jeu, et arriver peut-être à ce que vous l’aimiez, bien qu’il n’intervienne pas. Qu’est-ce qui fait que mon père n’a pas pu voir qu’il devrait intervenir ? Qu’est-ce qui aurait pu se passer ? Un truc qui est vrai, c’est que mon père regardait les grands prix de Formule 1 le dimanche. Comme contexte d’ennui, on ne peut pas trouver mieux : vous avez le bruit des bagnoles, et ça dure deux heures comme ça. Ça me paraissait dingue de pouvoir regarder, pendant deux heures, des bagnoles qui tournent.
Alors, j’imagine que peut-être, il y a une dispute qui a éclaté, que ma mère a pété un câble, m’a gueulé dessus, m’a attrapée par les cheveux et on est parties au grenier. Elle gueule, et donc, mon père se lève, évidemment, pour intervenir : «ça ne va pas se passer comme ça, qu’est-ce qui se passe ?» Il veut intervenir, mais qu’est-ce qui a bien pu se passer pour qu’il n’intervienne pas ? Evidemment, un accident. Un accident se produit. Je fais une recherche sur Internet. Est-ce que je me souviens qu’il y a eu cet accident, est-ce que je me souviens qu’il regardait alors la Formule 1, bien sûr que non. Il en a regardé, mais les choses ne sont pas liées entre elles.
Je fais une recherche sur Internet, et je tombe sur cet accident qui peut correspondre à cette période-là. Il y a une voiture qui se retourne — c’est un film superbe, une voiture se retourne, une autre voiture s’arrête, le type traverse la piste alors que les bagnoles continuent de passer à toute allure, c’est très dangereux. Et seul, devant tous les responsables de la sécurité, ce coureur essaye de retourner la voiture en feu à mains nues, et la voiture flambe, et il loupe le sauvetage. Et donc, je me dis : ça, c’est quand même incroyable, c’est l’histoire d’un type qui essaie de sortir un autre type d’une voiture en feu, et il loupe son sauvetage comme mon père est en train de louper son sauvetage. Je demande alors à mon copain d’écrire un texte journalistique qui pourrait être produit : «mais que se passe-t-il ? une voiture se retourne, et un autre coureur, oubliant toute prudence, etc.»
J’avais déjà mon découpage : je savais que mon père devait se lever, intervenir, puis il allait se retourner parce qu’il entend qu’il se passe une catastrophe, il se retourne, à ce moment-là ma mère passe avec moi, ça gueule, mais — il est trop attiré, il se rassied. Et le commentaire que mon copain écrit, c’est : (lisant) «Williamson, c’est la voiture de Roger Williamson qui vient de se retourner… mais voilà qu’un pilote oubliant toute prudence traverse la piste …» Mon père se retourne. Je gueule, ma mère gueule. «… et vole à son secours». Et donc, au moment où je fais mon découpage, le moment où mon père se rassied, le texte qui tombe je ne sais pas encore où, c’est «… et vole à son secours» — et mon père se rassoit.
Eh bien voilà. En fait, l’autobiographie (ou peut-être la fiction, c’est la même chose) en bande dessinée, ce qui a été pour moi une révélation dans ce livre autobiographique, c’est la mise en distance à travers, non pas l’anecdote que vous racontez, mais les liens que vous faites entre deux choses qui sont vraies et que vous mettez ensemble dans un rapport de séquence. Je pense que l’autobiographie en bande dessinée n’existe pas, parce que tout n’est qu’un grand patchwork, et donc on doit prendre des morceaux et les coudre ensemble. Mais si on arrive à faire de belles coutures, alors la couverture tiendra vraiment chaud, et ce sera du solide. |
En ligne : |
https://www.du9.org/entretien/dominique-goblet/ |
Permalink : |
https://cs.iut.univ-tours.fr/index.php?lvl=notice_display&id=236991 |
Faire semblant c'est mentir [document électronique] / Dominique Goblet (1967-...)  , Auteur ; Guy-Marc Hinant ; Jean-Christophe Menu (1964-....), Préfacier, etc. ; Guy-Marc Hinant, Postfacier, auteur du colophon, etc. . - Autres tirages : 2008, 2014 . - Paris (100, rue de la Folie-Méricourt, 75011) : L'Association, 2007 . - 1 vol. (non paginé [ca 148] p.) : tout en ill. en noir et en coul., couv. ill. ; 27 cm. ISBN : 978-2-84414-233-7 : 39 € Langues : Français ( fre)
Mots-clés : |
bande dessinée autobiographie |
Résumé : |
"Maintes fois annoncé, Faire semblant c'est mentir est le résultat d'un travail autobiographique réalisé par Dominique Goblet sur douze ans. Le temps joue un rôle complet dans ce livre où recherches stylistiques et narratives se mêlent au déroulement du récit. "Faire semblant c’est mentir" est le chef-d’œuvre de Dominique Goblet, et probablement l’un des livres les plus essentiels tant du catalogue de l'Association que de la forme autobiographique." [Source : site de l'éditeur] |
Note de contenu : |
XG Par rapport aux deux autres livres que sont Faire semblant c’est mentir et Souvenir d’une journée parfaite, Chronographie est peut-être le livre dans lequel il y a un rapport direct avec l’autobiographie. Dans les deux autres, il y a, peut-être pas vraiment une méfiance, mais du moins une volonté de désamorcer l’autobiographie. Ainsi, à la fin de Souvenir d’une journée parfaite, il y a des indications de références à ta vie, alors que l’on parle d’évènements fictionnels. Et dans Faire semblant c’est mentir, il y a d’une part la mention que certains chapitres ont été co-écrits avec Guy-Marc Hinant, qui est lui-même un personnage du récit, et qui signe une postface dans laquelle il précise que le livre parle finalement «d’avatars contrôlés par des personnes vivantes portant des noms similaires». Donc une forme de distanciation, alors que l’autobiographie a été longtemps le fer de lance du développement d’une certaine bande dessinée alternative.
DG Dans Souvenir d’une journée parfaite, je raconte en fait un double récit. Je cherche le nom de mon père dans un cimetière. Il a été incinéré, et j’essaye de trouver son nom. Et je ne raconte rien de plus que ça : je lis à voix haute des centaines de noms, et j’espère trouver le nom de mon père. J’ai un petit pot de fleurs, c’est la Fête des Pères, mon père est décédé depuis un an, et je voudrais bien poser ces fleurs devant le nom de mon père. Mais finalement la cloche du cimetière sonne, je dois sortir. Je sais que je ne l’ai pas retrouvé, je décide d’aller mettre ces fleurs sur la pelouse, là où je sais que ses cendres sont tombées, mais une femme m’arrête en me disant : «on ne peut pas marcher sur la pelouse». Donc je mets le pot devant un nom au hasard. Ça, c’est la partie autobiographique de ce livre. Autant dire que je ne vous ai strictement rien raconté, si ce n’est que mon père est mort.
A côté de ça, en lisant ces noms, je tombe — quand on lit des noms comme ça dans un cimetière, immanquablement, on s’arrête sur certains noms. Peut-être un nom d’enfant, on voit une date, ou un nom qui nous frappe. En l’occurrence, il y avait un type dans ce cimetière qui s’appelait Jules César, ce qui, aujourd’hui, ne doit pas être évident à porter. Et puis je m’arrête sur le nom de Mathias Khan, et immanquablement, je me mets à imaginer sa vie. Et quand on imagine la vie d’un personnage, surtout si l’on ne dispose d’aucune documentation, on projette ses propres expériences. Et donc je rentre dans le récit de ce personnage, que j’imagine apprendre une mort à venir très courte. Il lui reste un temps très bref de vie, et j’imagine ce qu’il a pu vivre. Il était avec une maîtresse, les derniers instants, etc.
Et en fin de compte, dans cette partie qui est soit-disant fictionnelle, je raconte tout un tas de choses qui m’appartiennent totalement. La partie où l’on croit lire de la fiction est devenue en fait finalement le contraire : c’est là-dedans que je me raconte le plus, alors que dans la partie que je propose comme autobiographique, je ne vous raconte rien. Je trouvais intéressant de réfléchir sur le sens et le rôle de ce qu’est l’autobiographie en bande dessinée, ce qu’est la fiction, et d’opérer un glissement entre les deux.
Par contre, dans Faire semblant c’est mentir, c’est tout-à-fait différent. Je voulais vraiment raconter quelque chose qui m’était personnel et que je traînais derrière moi depuis très longtemps. Et c’est une chose assez particulière, puisque c’est l’évocation de violences subies dans mon enfance. Cette violence, quand je dis que je la traînais vraiment avec moi, ce n’est pas un vain mot. En fait, jusqu’au moment où j’en ai fait un livre, assez bizarrement, chaque fois que je rencontrais quelqu’un, je lui mettais le grappin dessus, et il fallait que je lui balance — dans les cinq minutes, il connaissait mes pires cauchemars de ma vie. C’était vraiment bizarre, c’était plus fort que moi : je ne pouvais pas m’empêcher de parler de ça. C’était très gênant pour les gens, chaque fois que je racontais je me sentais mal de faire ça.
Je me suis alors dit qu’il faudrait peut-être le mettre à distance, et à un moment trouver le moyen d’en faire quelque chose. C’est donc quand même extrêmement autobiographique, sauf qu’à un moment, cela se transforme en matériau et s’opère alors une mise à distance. Les gens disent souvent que cela doit être comme une thérapie — je ne pense pas que ce soit comme un thérapie, parce que le cheminement est très différent. Pas contre, il y a une vraie mise à distance, et à un moment des choses affreuses peuvent devenir sublimes. Il y a comme un basculement total, et une fois que l’on a trouvé ces choses sublimes, elles sont hors de nous. Et je n’ai plus du tout besoin de parler de ça. Et je pense que je ne ferai plus jamais d’autobiographie, en tout cas pas de façon directe. Ce n’est pas seulement un livre que j’ai fait, c’est tourner une page.
XG Chronologiquement, Souvenir d’une journée parfaite s’inscrit au cours de la réalisation de Faire semblant c’est mentir, c’est une sorte de parenthèse. Il y aurait donc une sorte de grand projet autobiographique, d’une certaine manière, avec le besoin de parler à ce moment-là ?
DG Hm, je crois que peut-être, cette histoire qui m’a rongée pendant des années a fait qu’aujourd’hui, mes intérêts les plus forts restent les histoires de famille, d’amour, le lien — le lien. En fait, je pense que ce dont je parle dans tous mes livres, c’est le lien. Pour revenir à Faire semblant c’est mentir, il y a une chose que j’ai découverte en faisant ce livre : quel bonheur nous avons, nous auteurs — j’entendais Benoît Jacques tout-à-l’heure qui parlait aussi de son livre L, qui était aussi une façon de traduire en matériau un moment très mouvementé de sa vie. On a la chance vraiment d’avoir cet outil extraordinaire qu’est l’Art pour traduire, pour faire sortir des choses de soi. Et en fin de compte, ce qui est très intéressant, c’est quand on travaille l’autobiographie, d’arriver à ne plus vraiment se raconter soi. C’est-à-dire, ne plus raconter l’anecdote, mais se mettre à parler du lien.
En fait, ce livre, j’en avais fait une première version, j’avais donc terminé le bouquin. J’avais quand même travaillé dessus pendant plus de dix ans, comme tu l’as rappelé, et hop, je montre la première version à JC Menu, mon éditeur de L’Association. Il le lit, et il me dit : «Dom, je suis un peu embêté, parce que pour te dire la vérité, en lisant ton livre, et en particulier le chapitre trois, qui raconte les trucs les plus durs, je n’ai pas éprouvé grand-chose. Alors peut-être c’est ce que tu as voulu, tu as mis à distance. Mais si ce n’est pas ce que tu as voulu, il faut que tu entendes ça.» Et moi, dans un premier temps : «Bien sûr, c’est ce que j’ai voulu, qu’est-ce que tu crois ? Mise à distance, c’est comme ça, etc.» Mais dans les jours qui suivent, je me suis dit : «ben non, j’ai foiré. J’ai foiré. Je vais tout recommencer, je vais recommencer ce chapitre trois.»
Et là, je me suis demandée comment j’allais pouvoir aller plus loin. Et j’ai compris qu’en fait, il ne fallait pas raconter nos histoires, il fallait raconter le lien que tu as avec les gens au travers de ces histoires. Et donc, j’ai commencé à penser à ce lien à ma mère — ce lien à ma mère qui est assez particulier, puisque ces histoires de violence sont surtout en relation avec elle. Et qu’est-ce qui se passe dans ce lien ? C’est que ma mère m’a fait vivre ces violences, oui, peut-être, mais ce qu’il y a de particulier, c’est que je l’aimais profondément. Très profondément. Et je me suis rendu compte que finalement, c’était ça le défi : de raconter quelque chose de super violent, mais de vous faire comprendre que malgré cette violence, j’aimais ma mère au-delà de tout. Et mieux encore, arriver à vous faire aimer ma mère — à faire que vous ayez de l’empathie pour ma mère ; que vous ne vous disiez pas en lisant ce livre : «Ah oui, elle, c’est le monstre, ça c’est la gentille petite fille, et ça c’est le méchant papa, lâche et con.» Et d’arriver finalement de nouveau à sortir de ce qu’on fait dans la bande dessinée en général : on a des personnages hyper monolithiques.
Ce qui est très beau dans la vie, c’est que personne parmi nous n’est monolithique. On est tous capable de faire les pires crasses, on est tous capable d’abandonner une personne qui va en crever pendant un an, on est capable de tromper, on est peut-être même capable de racisme, capable de dénoncer. Peut-être que l’on n’est pas capable de sauter dans l’incendie quand nos enfants brûlent dans la maison. Tout cela, ce sont des fausses idées.
Je me suis demandée, par exemple, comment j’allais faire pour raconter ma mère, comment faire pour arriver à vous faire aimer ma mère, qu’est-ce qui faisait que j’aimais tant ma mère. Une des choses qui a fait que j’aimais autant ma mère, c’est qu’elle donnait du temps. Ah, on retrouve de nouveau la notion de temps. Elle nous a donné beaucoup de temps en faisant des choses gratuites, qui étaient par exemple, jouer. Je me suis dit : «ah, ça c’est intéressant, donc on pourrait imaginer qu’il y a la punition, super grave, super imagée. La punition s’arrête, ma mère revient, elle me console un peu, et elle me propose un jeu.» Est-ce que je me souviens que l’on a joué à un jeu juste après la punition ? Bien sûr que non. Mais ces deux choses-là sont la vérité, et peut-être qu’en les mettant ensemble, je vais vous raconter quelque chose d’une vérité encore plus forte.
Donc je passe en revue les jeux auxquels je jouais avec ma mère — donc il y avait le jeu de l’Oie, les dames, etc. Et tout d’un coup, je repense à l’un des jeux auxquels on jouait tout le temps, jusqu’à très tard. Et là, je me dis : «wow. La punition, ma mère arrête la punition, elle me console, elle me propose un jeu, quel jeu ? ne t’en fais pas.» [émue] Mais vraiment, c’est incroyable. Je n’ai forcément pas fait le lien entre ce jeu et … mais au moment où je passe ces jeux en revue, de me dire : la punition s’arrête, et elle me propose un jeu qui s’appelle «ne t’en fais pas»… Pour moi, ce jeu, en fait, il n’avait plus de nom, c’est comme si c’était «bakashnik», ça ne signifiait plus rien. Je n’ai retrouvé la signification de ce jeu qu’en créant cette histoire.
Pour parler de mon père, c’est un peu la même chose. J’aurais pu simplement vous montrer mon père qui n’intervenait pas durant les punitions, et qui laissait les violences se commettre sous ses yeux. Cela aurait fait de mon père un type lâche et con, et vous auriez tous pu dire : «ah, la pauvre petite enfant, la mère méchante, le père démissionnaire». Comment ai-je pu faire pour rendre compte que mon père n’était pas juste ça ? D’abord, je me suis demandée qui était mon père. Et étonnamment, mon père était pompier : il passait ses journées à sauver des gens. Et alors ça, ça devient plus intéressant, et plus paradoxal, parce qu’il passe sa journée à sauver des gens, et chez lui, il loupe son sauvetage. Ça se passe sous ses yeux, et il ne voit rien. C’est déjà très beau — en soi, ça se suffit à lui-même, ça fait déjà une histoire extrêmement forte.
Alors, je vais essayer de trouver comment je vais mettre mon père en jeu, et arriver peut-être à ce que vous l’aimiez, bien qu’il n’intervienne pas. Qu’est-ce qui fait que mon père n’a pas pu voir qu’il devrait intervenir ? Qu’est-ce qui aurait pu se passer ? Un truc qui est vrai, c’est que mon père regardait les grands prix de Formule 1 le dimanche. Comme contexte d’ennui, on ne peut pas trouver mieux : vous avez le bruit des bagnoles, et ça dure deux heures comme ça. Ça me paraissait dingue de pouvoir regarder, pendant deux heures, des bagnoles qui tournent.
Alors, j’imagine que peut-être, il y a une dispute qui a éclaté, que ma mère a pété un câble, m’a gueulé dessus, m’a attrapée par les cheveux et on est parties au grenier. Elle gueule, et donc, mon père se lève, évidemment, pour intervenir : «ça ne va pas se passer comme ça, qu’est-ce qui se passe ?» Il veut intervenir, mais qu’est-ce qui a bien pu se passer pour qu’il n’intervienne pas ? Evidemment, un accident. Un accident se produit. Je fais une recherche sur Internet. Est-ce que je me souviens qu’il y a eu cet accident, est-ce que je me souviens qu’il regardait alors la Formule 1, bien sûr que non. Il en a regardé, mais les choses ne sont pas liées entre elles.
Je fais une recherche sur Internet, et je tombe sur cet accident qui peut correspondre à cette période-là. Il y a une voiture qui se retourne — c’est un film superbe, une voiture se retourne, une autre voiture s’arrête, le type traverse la piste alors que les bagnoles continuent de passer à toute allure, c’est très dangereux. Et seul, devant tous les responsables de la sécurité, ce coureur essaye de retourner la voiture en feu à mains nues, et la voiture flambe, et il loupe le sauvetage. Et donc, je me dis : ça, c’est quand même incroyable, c’est l’histoire d’un type qui essaie de sortir un autre type d’une voiture en feu, et il loupe son sauvetage comme mon père est en train de louper son sauvetage. Je demande alors à mon copain d’écrire un texte journalistique qui pourrait être produit : «mais que se passe-t-il ? une voiture se retourne, et un autre coureur, oubliant toute prudence, etc.»
J’avais déjà mon découpage : je savais que mon père devait se lever, intervenir, puis il allait se retourner parce qu’il entend qu’il se passe une catastrophe, il se retourne, à ce moment-là ma mère passe avec moi, ça gueule, mais — il est trop attiré, il se rassied. Et le commentaire que mon copain écrit, c’est : (lisant) «Williamson, c’est la voiture de Roger Williamson qui vient de se retourner… mais voilà qu’un pilote oubliant toute prudence traverse la piste …» Mon père se retourne. Je gueule, ma mère gueule. «… et vole à son secours». Et donc, au moment où je fais mon découpage, le moment où mon père se rassied, le texte qui tombe je ne sais pas encore où, c’est «… et vole à son secours» — et mon père se rassoit.
Eh bien voilà. En fait, l’autobiographie (ou peut-être la fiction, c’est la même chose) en bande dessinée, ce qui a été pour moi une révélation dans ce livre autobiographique, c’est la mise en distance à travers, non pas l’anecdote que vous racontez, mais les liens que vous faites entre deux choses qui sont vraies et que vous mettez ensemble dans un rapport de séquence. Je pense que l’autobiographie en bande dessinée n’existe pas, parce que tout n’est qu’un grand patchwork, et donc on doit prendre des morceaux et les coudre ensemble. Mais si on arrive à faire de belles coutures, alors la couverture tiendra vraiment chaud, et ce sera du solide. |
En ligne : |
https://www.du9.org/entretien/dominique-goblet/ |
Permalink : |
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