[article]
Titre : |
Avec les réseaux sociaux numériques, l’événement devient un fait social |
Type de document : |
texte imprimé |
Auteurs : |
Dominique Boullier (1954-...) , Personne interviewée ; Frédéric Clavert (1976-...), Intervieweur |
Année de publication : |
2019 |
Article en page(s) : |
pp. 30 à 241 |
Langues : |
Français (fre) |
Note de contenu : |
" [...] C’est le cas des rumeurs, ou de l’événement dans un sens braudélien car l’on peut avoir les micro-événements dans l’événement : l’événement devient un fait social en tant que tel parce que l’on peut mesurer des variations fines, ce que Braudel ne pouvait pas imaginer et qui n’a pas de lien avec le culte de l’événement dans l’historiographie. Ce sont des temporalités que Braudel avait très bien vues en parlant de longue durée, de cycle et d’événement. On est désormais capable de retracer ces phénomènes-là. Évidemment, c’est filtré, c’est biaisé, c’est formaté par les plateformes qui les collectent. Mais c’était la même chose pour les statistiques, pour les sondages : il y a toujours des conjonctions d’efforts entre des dispositifs sociaux et des impératifs des sciences sociales. Il faut trouver l’arbitrage, les limites de validité et ne pas survendre ce que l’on peut faire avec ça.
7Voilà l’objet nouveau qui émerge. Tarde l’avait déjà en tête - avec les phénomènes de propagation, d’imitation, etc. - mais il n’avait pas les outils pour les étudier. On doit former un ensemble de méthodes et des principes de sciences sociales en s’appuyant sur la technique qui exploite les données et les méthodes de calcul - le machine learning - et surtout qui a un objet différent. On n’appliquera pas cet ensemble à des statistiques de l’INSEE, par exemple. Il s’agit plutôt de donner un statut d’entités sociales agissantes à un nouveau type de données que l’on doit qualifier de réplications.
8Pourquoi réplication ? Cela a un rapport avec toute une tradition de la mémétique, tradition issue d’une métaphore génétique (Dawkins), qui a adapté une approche évolutionniste aux entités culturelles, ce que l’on peut retrouver chez Dennett ou d’autres. Dans le cadre des traces numériques, les premières étapes consistent à monter les dispositifs permettant d’exploiter ces traces et à comprendre les phénomènes de propagation de façon inédite. C’est pour cela que Twitter est la drosophile des sciences sociales de troisième génération, même si c’est artefactuel et artificiel car Twitter ne nous donnera pas une vue sur tous les phénomènes de société. Ce sont nos outils qui nous donnent un point de vue que l’on assume et nous ne devons pas dire que les autres points de vue ont tort. C’est seulement un axe de travail qui permettra de faire émerger des connaissances sur une dimension encore inaccessible du social. Twitter est idéal, car c’est une machine mémétique que l’on peut théoriquement transformer en machine à réplication, pour tenter de tester des hypothèses, comme le font les computational social sciences pour les autres données numériques.
9Pouvez-vous donner quelques exemples concrets de ces nouveaux objets?
10Les phénomènes de propagation ont été très étudiés dans l’analyse des mouvements sociaux et l’analyse de la façon dont se sont formatées, exprimées et propagées un certain nombre d’histoires. Un des sujets intéressants est lié aux mouvements des places au début des années 2010, notamment Tahrir (Égypte, 2011), Puerta del Sol (Mouvement 15M, Espagne, 2011), Taksim (Turquie, 2013), Maïdan (Ukraine, 2013), etc. Il est possible de collecter toutes les traces d’expressions des manifestants et du public sur les réseaux sociaux. L’approche classique consiste à voir qui parle, à faire une sociologie des émetteurs pour voir par exemple le rôle des diasporas selon les lieux d’émission et la langue utilise. Une autre approche tout aussi classique consiste à rapprocher voire à rabattre ce qui est collecté sur les réseaux vers l’activité « IRL » (in Real Life), sur les places et notamment avec les répressions policières. Il est aussi possible de suivre le rôle de certains influenceurs et de voir leurs liens avec les leaders des mouvements et les organisations (cf. Mouvement de juin 2013 au Brésil). Mais on peut désormais traiter la propagation des idées, des contenus, et des formats sémiotiques à l’aide d’observations à grain fin (une image, un slogan, que l’on peut comparer) pour comprendre comment certaines histoires, certains termes possèdent un pouvoir d’agir spécifique, comme ce fut le cas pour le slogan « dégage » qui s’est propagé depuis la Tunisie à plusieurs pays arabes.
11Autre cas intéressant : les manifestations de Ferguson, avant #BlackLivesMatter, qui font suite à l’assassinat d’un jeune noir, Michael Brown, par un policier blanc en août 2014. Un certain nombre d’histoires ont émergé et ont été discutées comme l’action de la police, les discriminations raciales, la manière de relier les événements à l’histoire, etc. Grâce aux traces numériques des grandes plateformes en ligne, on peut suivre les fils de discussions collectives qui se construisent à ce moment-là et qui ont un lien parce qu’elles sont reliées aux émeutes. On voit que certaines enflent, prennent tout l’espace, puis perdent de l’importance, par exemple parce que le procureur a pris une décision. La traque de ces expressions est très intéressante, avec des problèmes techniques puisque les participants ne citent plus systématiquement Ferguson. Le débat se construit, avec des effets de rumeur, des contestations, des controverses et des amplifications massives, parce que l’on est dans un régime temporel de diffusion de l’information qui est marquée par une accélération phénoménale. Le numérique amplifie ces réplications à haute fréquence. Cela a des avantages, car cela agrège des expériences vécues assez rapidement, mais cela a d’autres inconvénients, car les termes du débat n’ont pas le temps d’être posés.
12On est dans un autre espace public. Du point de vue politique comme du point de vue conceptuel, il faut admettre que ce n’est pas là que l’on posera les cadres du débat. Le Printemps tunisien n’a pas utilisé Facebook pour les discussions de fond, mais pour des questions de coordination pratique et de dénonciation réciproque, très polémique, très conflictuelle. Mais on n’y élabore pas un programme. C’est un type d’espace public qui n’a rien à voir avec celui que l’on a construit depuis les révolutions anglaise, américaine et française.
13Comment voyez-vous ou pourriez-vous caractériser la circulation de l’information sur les réseaux sociaux numériques?
14Nous avons pris l’habitude de distinguer la dimension virale de la dimension mémétique. La première est la reproduction à l’identique d’un terme, d’une expression, etc. comme un retweet. Cette propagation-là a des propriétés que l’on peut analyser et dont on peut vérifier la « force de frappe » : selon les types et les propriétés de ces messages, sur un même thème, certaines expressions vont capter l’attention. Le principe des sciences sociales de troisième génération, c’est que la puissance d’agir, l’agentivité peut aussi résider dans les termes : ce qui circule nous fait réussir, nous « traverse » selon Tarde, capte notre attention. Cela ne veut pas dire que « le contexte » n’est pas important, mais l’objectif est de comprendre précisément ce que le formatage et les propriétés sémiotiques font de façon différentielle. On regarde alors les différences de courbe, on en dégage des patterns (des motifs), des courbes de propagation. Les mèmes, typiques du web et des réseaux sociaux numériques, peuvent être étudiés comme ça.
15On peut aussi travailler à une mémétique, méthodologiquement plus compliquée, avec des effets de réplications au sens de dérivation : le cœur de l’expression est repris, mais elle se transforme, y compris dans certains mèmes. Techniquement, on n’est alors plus capable de repérer d’où cela vient alors que, pourtant, le public le peut, sait en reconnaître l’origine, par exemple car la structure du mème est restée la même. Du point de vue de la recherche, c’est un grand défi d’être capable de repérer ces filiations, ces origines. On retrouve paradoxalement des effets qui intéressent ceux et celles travaillant dans la longue durée : alors que l’on ne parle plus du même sujet, on continue à avoir une trace de quelque chose, un cadre qui fonctionne dans un contexte très différent. En histoire, je pense à l‘histoire coloniale par exemple : on continue à penser dans les mêmes termes, alors que l’on a transformé tous les autres éléments.
16Ces schémas sont postulés et doivent être validés par ces nouvelles méthodes. Avant, on avait une approche brillante en termes d’interprétation, un peu comme pouvait le faire Ginzburg. Maintenant, on a précisément l’obligation de documenter, de tester, de vérifier, de mettre à l’épreuve tout ce que l’on dit. Ce n’est plus uniquement la culture idiosyncrasique de l’interprète qui est en jeu, on a les éléments pour donner une argumentation et la mettre à l’épreuve, en évitant de tomber dans le scientisme. Ainsi, on peut argumenter et documenter de façon différente. [...]" |
En ligne : |
https://www-cairn-info.proxy.scd.univ-tours.fr/revue-le-temps-des-medias-2018-2- [...] |
Permalink : |
https://cs.iut.univ-tours.fr/index.php?lvl=notice_display&id=248922 |
in Le Temps des médias : revue d'histoire / SCD et Cairn > 31 (2018/2 - Automne 2018) . - pp. 30 à 241
[article] Avec les réseaux sociaux numériques, l’événement devient un fait social [texte imprimé] / Dominique Boullier (1954-...)  , Personne interviewée ; Frédéric Clavert (1976-...), Intervieweur . - 2019 . - pp. 30 à 241. Langues : Français ( fre) in Le Temps des médias : revue d'histoire / SCD et Cairn > 31 (2018/2 - Automne 2018) . - pp. 30 à 241
Note de contenu : |
" [...] C’est le cas des rumeurs, ou de l’événement dans un sens braudélien car l’on peut avoir les micro-événements dans l’événement : l’événement devient un fait social en tant que tel parce que l’on peut mesurer des variations fines, ce que Braudel ne pouvait pas imaginer et qui n’a pas de lien avec le culte de l’événement dans l’historiographie. Ce sont des temporalités que Braudel avait très bien vues en parlant de longue durée, de cycle et d’événement. On est désormais capable de retracer ces phénomènes-là. Évidemment, c’est filtré, c’est biaisé, c’est formaté par les plateformes qui les collectent. Mais c’était la même chose pour les statistiques, pour les sondages : il y a toujours des conjonctions d’efforts entre des dispositifs sociaux et des impératifs des sciences sociales. Il faut trouver l’arbitrage, les limites de validité et ne pas survendre ce que l’on peut faire avec ça.
7Voilà l’objet nouveau qui émerge. Tarde l’avait déjà en tête - avec les phénomènes de propagation, d’imitation, etc. - mais il n’avait pas les outils pour les étudier. On doit former un ensemble de méthodes et des principes de sciences sociales en s’appuyant sur la technique qui exploite les données et les méthodes de calcul - le machine learning - et surtout qui a un objet différent. On n’appliquera pas cet ensemble à des statistiques de l’INSEE, par exemple. Il s’agit plutôt de donner un statut d’entités sociales agissantes à un nouveau type de données que l’on doit qualifier de réplications.
8Pourquoi réplication ? Cela a un rapport avec toute une tradition de la mémétique, tradition issue d’une métaphore génétique (Dawkins), qui a adapté une approche évolutionniste aux entités culturelles, ce que l’on peut retrouver chez Dennett ou d’autres. Dans le cadre des traces numériques, les premières étapes consistent à monter les dispositifs permettant d’exploiter ces traces et à comprendre les phénomènes de propagation de façon inédite. C’est pour cela que Twitter est la drosophile des sciences sociales de troisième génération, même si c’est artefactuel et artificiel car Twitter ne nous donnera pas une vue sur tous les phénomènes de société. Ce sont nos outils qui nous donnent un point de vue que l’on assume et nous ne devons pas dire que les autres points de vue ont tort. C’est seulement un axe de travail qui permettra de faire émerger des connaissances sur une dimension encore inaccessible du social. Twitter est idéal, car c’est une machine mémétique que l’on peut théoriquement transformer en machine à réplication, pour tenter de tester des hypothèses, comme le font les computational social sciences pour les autres données numériques.
9Pouvez-vous donner quelques exemples concrets de ces nouveaux objets?
10Les phénomènes de propagation ont été très étudiés dans l’analyse des mouvements sociaux et l’analyse de la façon dont se sont formatées, exprimées et propagées un certain nombre d’histoires. Un des sujets intéressants est lié aux mouvements des places au début des années 2010, notamment Tahrir (Égypte, 2011), Puerta del Sol (Mouvement 15M, Espagne, 2011), Taksim (Turquie, 2013), Maïdan (Ukraine, 2013), etc. Il est possible de collecter toutes les traces d’expressions des manifestants et du public sur les réseaux sociaux. L’approche classique consiste à voir qui parle, à faire une sociologie des émetteurs pour voir par exemple le rôle des diasporas selon les lieux d’émission et la langue utilise. Une autre approche tout aussi classique consiste à rapprocher voire à rabattre ce qui est collecté sur les réseaux vers l’activité « IRL » (in Real Life), sur les places et notamment avec les répressions policières. Il est aussi possible de suivre le rôle de certains influenceurs et de voir leurs liens avec les leaders des mouvements et les organisations (cf. Mouvement de juin 2013 au Brésil). Mais on peut désormais traiter la propagation des idées, des contenus, et des formats sémiotiques à l’aide d’observations à grain fin (une image, un slogan, que l’on peut comparer) pour comprendre comment certaines histoires, certains termes possèdent un pouvoir d’agir spécifique, comme ce fut le cas pour le slogan « dégage » qui s’est propagé depuis la Tunisie à plusieurs pays arabes.
11Autre cas intéressant : les manifestations de Ferguson, avant #BlackLivesMatter, qui font suite à l’assassinat d’un jeune noir, Michael Brown, par un policier blanc en août 2014. Un certain nombre d’histoires ont émergé et ont été discutées comme l’action de la police, les discriminations raciales, la manière de relier les événements à l’histoire, etc. Grâce aux traces numériques des grandes plateformes en ligne, on peut suivre les fils de discussions collectives qui se construisent à ce moment-là et qui ont un lien parce qu’elles sont reliées aux émeutes. On voit que certaines enflent, prennent tout l’espace, puis perdent de l’importance, par exemple parce que le procureur a pris une décision. La traque de ces expressions est très intéressante, avec des problèmes techniques puisque les participants ne citent plus systématiquement Ferguson. Le débat se construit, avec des effets de rumeur, des contestations, des controverses et des amplifications massives, parce que l’on est dans un régime temporel de diffusion de l’information qui est marquée par une accélération phénoménale. Le numérique amplifie ces réplications à haute fréquence. Cela a des avantages, car cela agrège des expériences vécues assez rapidement, mais cela a d’autres inconvénients, car les termes du débat n’ont pas le temps d’être posés.
12On est dans un autre espace public. Du point de vue politique comme du point de vue conceptuel, il faut admettre que ce n’est pas là que l’on posera les cadres du débat. Le Printemps tunisien n’a pas utilisé Facebook pour les discussions de fond, mais pour des questions de coordination pratique et de dénonciation réciproque, très polémique, très conflictuelle. Mais on n’y élabore pas un programme. C’est un type d’espace public qui n’a rien à voir avec celui que l’on a construit depuis les révolutions anglaise, américaine et française.
13Comment voyez-vous ou pourriez-vous caractériser la circulation de l’information sur les réseaux sociaux numériques?
14Nous avons pris l’habitude de distinguer la dimension virale de la dimension mémétique. La première est la reproduction à l’identique d’un terme, d’une expression, etc. comme un retweet. Cette propagation-là a des propriétés que l’on peut analyser et dont on peut vérifier la « force de frappe » : selon les types et les propriétés de ces messages, sur un même thème, certaines expressions vont capter l’attention. Le principe des sciences sociales de troisième génération, c’est que la puissance d’agir, l’agentivité peut aussi résider dans les termes : ce qui circule nous fait réussir, nous « traverse » selon Tarde, capte notre attention. Cela ne veut pas dire que « le contexte » n’est pas important, mais l’objectif est de comprendre précisément ce que le formatage et les propriétés sémiotiques font de façon différentielle. On regarde alors les différences de courbe, on en dégage des patterns (des motifs), des courbes de propagation. Les mèmes, typiques du web et des réseaux sociaux numériques, peuvent être étudiés comme ça.
15On peut aussi travailler à une mémétique, méthodologiquement plus compliquée, avec des effets de réplications au sens de dérivation : le cœur de l’expression est repris, mais elle se transforme, y compris dans certains mèmes. Techniquement, on n’est alors plus capable de repérer d’où cela vient alors que, pourtant, le public le peut, sait en reconnaître l’origine, par exemple car la structure du mème est restée la même. Du point de vue de la recherche, c’est un grand défi d’être capable de repérer ces filiations, ces origines. On retrouve paradoxalement des effets qui intéressent ceux et celles travaillant dans la longue durée : alors que l’on ne parle plus du même sujet, on continue à avoir une trace de quelque chose, un cadre qui fonctionne dans un contexte très différent. En histoire, je pense à l‘histoire coloniale par exemple : on continue à penser dans les mêmes termes, alors que l’on a transformé tous les autres éléments.
16Ces schémas sont postulés et doivent être validés par ces nouvelles méthodes. Avant, on avait une approche brillante en termes d’interprétation, un peu comme pouvait le faire Ginzburg. Maintenant, on a précisément l’obligation de documenter, de tester, de vérifier, de mettre à l’épreuve tout ce que l’on dit. Ce n’est plus uniquement la culture idiosyncrasique de l’interprète qui est en jeu, on a les éléments pour donner une argumentation et la mettre à l’épreuve, en évitant de tomber dans le scientisme. Ainsi, on peut argumenter et documenter de façon différente. [...]" |
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